Anything Whatsoever

Dans un état d’esprit similaire, elle fonde la même année la Compagnie Katie Ward (CKW) où elle travaille à favoriser la pratique et le partage de processus de création et de production collaboratifs.  

Sensible aux phénomènes physiques et à la transformation de la matière humaine autant qu’inanimée, elle poursuit une réflexion quantique avec Infinity Doughnut en 2014. En orbite avec Peter James pour la création de Matière grise (FTA, 2016), elle explore ensuite les qualités d’un regard renouvelé par une attention flottante et engagée sur l’environnement. Minimalistes ou maximalistes, empruntes de résilience et d’autodérision, ses œuvres–processus non conventionnelles sont dotées d’une fine conscience de la communion où public et artiste partagent le terreau de la fabulation spéculative. 

En 2019, imaginationreality marque le début d’une pratique relationnelle de plus en plus assumée dans laquelle s’inscrit Anything Whatsoever, développé grâce à plusieurs résidences : La Rotonde (Québec) en 2020, Dance4 (Nottingham, Royaume-Uni) en 2019, MAI et The Stable (Montréal) en 2018. Encore aujourd’hui, Katie Ward se consacre à examiner l’interdépendance entre l’humain, la création et l’émergence du sens commun. Avec sa dernière création, au moment où la parole du public s’active pour explorer l’épaisseur du réel qu’elle performe en live, la chorégraphe nous rappelle tout le potentiel révolutionnaire de nos imaginaires.  

La partition chorégraphique d’Anything Whatsoever est d’abord une performance solo improvisée à partir de vos archives corporelles. Qu’est-ce que cela implique et met en jeu exactement ? 

Dans un premier temps, cela implique pour moi de revisiter et de laisser surgir des mouvements, des états, des intensités, des traces de rencontres et de mes performances passées, provenant de mes mémoires psychiques et corporelles.

Je cherche à dévoiler ma subjectivité à travers le contenu (intime, quotidien, public ou artistique) de ce que je danse. Il n’y a pas de hiérarchie dans le contenu dansé, une chose dansée n’est pas plus importante qu’une autre. Je m’abandonne pleinement et sans compromis à un état de corps, puis à un autre, sans jamais prendre de pause et en évitant toute forme de répétition mécanique. Je me donne comme unique direction de danser une chose, puis une autre chose, et encore une autre.

Cela exige une endurance mentale et physique. En fait, c’est une tâche impossible. On voit les fautes, les hésitations, mais c’est ce qui rend la tentative humaine. Le public voit tout ce que je suis en train de vivre, live. Je ne peux pas me cacher. Il faut donc que j’accepte tout ce qui surgit, même si parfois j’aimerais que ça soit une autre chose qui émerge. Ensuite, ces blocs de matières crues et fragiles forment ma partition chorégraphique et entrent tranquillement en dialogue avec la partition parlée du public. 

À cet égard, dans L’espèce fabulatrice, Nancy Houston écrit : « Notre imagination supplée à notre fragilité. Sans elle — sans l’imagination qui confère au réel un sens qu’il ne possède pas lui-même — nous aurions disparu. » Est-ce qu’il y aurait un lien porteur ici entre la fragilité, l’inachèvement et notre instinct de fabulation ? 

Je suis convaincue que la fabulation est une stratégie pour la survie. Dans Anything Whatsoever, je m’intéresse à ce qui se passe au niveau neurologique au moment où une nouvelle idée ou un nouveau constat se forme chez un.e participant.e ou chez moi. Est-il possible d’activer cette faculté naturelle que nous avons de créer du sens et faire appel à l’imaginaire à un moment de notre histoire où nous assistons à une sorte d’homogénéisation culturelle de nos imaginaires ?  

Au milieu des années 1970, aux États-Unis, des neurologues comme Lester Fehmi ont découvert que le Aha! moment, le fameux déclic de sens, surgit dans des moments d’errance, de repos, d’arrêt ou d’ennui, où le sujet s’abandonne pleinement à la rêverie sans s’en rendre compte. D’une certaine façon, je me perçois comme une toile où il y a de l’espace, des trous et de la fragilité afin que les gens puissent instinctivement y projeter leur imaginaire.  

Je cherche à créer un lieu où il est possible de voir des coïncidences de sens apparaître et de se rendre compte de ses propres pensées, de percevoir sa propre imagination. Une chambre de rêves, comme dans la Grèce antique, où il était possible de se déposer et d’imaginer sa guérison à travers la visualisation. 

Le contexte de votre performance se veut accueillant, décomplexé, ludique, et le public prend la place d’un cocréateur. Peut-on parler d’une pratique relationnelle ? 

J’espère en effet créer un contexte hospitalier pour initié.e.s et non-initié.e.s à l’art de la performance et des arts vivants. Depuis les cinq dernières années, je m’interroge à savoir quelle est ma place dans le paysage actuel. Est-ce que j’ai une place et comment puis-je contribuer à une conversation productive, c’est-à-dire saine, viable et équitable ?

Cette création est une façon pour moi de poser un premier geste concret en ce sens, soit vers une pratique relationnelle inclusive. Tous les constats, les questions, les ressentis et les partages sont valides durant la performance, car il n’y a pas de construction ou de développement. Je ne cherche pas de réponse ou de construction narrative unidirectionnelle. Il n’y a pas de phrases chorégraphiques ni de climax.   

Anything Whatsoever dévoile ce qui se trouve dans l’espace au moment de la rencontre. Ce que le public dit le révèle tranquillement. Pendant ce temps, mon travail est de danser autant que je peux. À part ça, il n’y a pas de sujet. Il s’agit d’une invitation à écrire collectivement la réalité partielle et partagée dans le moment présent. Et l’imaginaire, étant relationnel dans son essence, est ce qui lie le corps aux mots, le réel à la fiction.