BOW’T-Tio’tia:ke

Son œuvre faite d’une quinzaine de pièces s’inscrit en dialogue avec l’histoire sociale, l’indignation et la rencontre humaine. En 2013, elle élabore BOW’T, présentée au Canada et au Festival international de danse de Ouagadougou, une pièce qu’elle multipliera pour donner naissance au projet BOW’T TRAIL avec lequel elle sillonne six pays des Amériques : la Martinique, Haïti, le Brésil, le Canada, le Mexique et les États-Unis. Forte de ses images vidéo et de ses rencontres, elle propose une websérie de cinq épisodes (TOU.TV) et un webdocumentaire de 75 vidéos diffusées sur ICI ARTV/Radio-Canada, qui retrace l’héritage de rythme et de résistance des peuples afro-descendants des Amériques.

Seule artiste d’Amérique du Nord invitée dans le cadre de la programmation culturelle francophone des Jeux olympiques de 2016 à Rio de Janeiro, elle revient ensuite à Montréal et propose BOW’T TRAIL Rétrospek à l’Espace Libre en 2019. Rhodnie Désir obtient deux Prix de la danse de Montréal en 2020 : le Grand Prix et le Prix Envol. En 2021, elle est nominée pour l’APAP Award of Merit for Achievement in the Performing Arts. Fondée en 2017, la compagnie RD Créations développe et produit les œuvres et actions culturelles de la chorégraphe.

BOW’T Tio’ta:ke constitue la suite d’un long périple qui vous a menée aux quatre coins des Amériques. Quelle est pour vous la particularité de cette escale dans ce Montréal que vous habitez ? 

Voyager peut avoir une saveur d’exotisme, de cet ailleurs, mais qu’en est-il du lieu où on vit ? Je circule tous les jours sur ce territoire et plus j’y marche, plus je constate que je n’ai aucune idée de ce sur quoi je marche. Le temps était donc venu d’« excaver » ce territoire, celui de Tio’tia:ke, le nom mohawk de Montréal, qui signifie « là où les courants se rencontrent ». Cette œuvre propose donc de s’asseoir et d’écouter, de se rencontrer par le cœur et de prendre des chemins que nous pouvons paver et dévoiler ensemble.  

L’information que je cherche n’est pas tant celle que l’on entend. Ce sont plutôt ces histoires qui racontent ce qui s’est passé réellement ici, par exemple : y a-t-il eu un collectif de personnes d’afro-descendants réunis dans un endroit secret qui aurait créé un soulèvement à Montréal ? C’est sur ce genre d’information que j’aimerais mettre la main. Je dois vraiment circuler comme quelqu’un qui ne connaît pas la ville. C’est ce qui est le plus difficile. Ici je connais les rues et je ne m’y perds pas, contrairement à ces endroits où je me perdais, mais où j’arrivais finalement là où je devais arriver, sans même le savoir. J’ai besoin de me perdre à Tio’tia:ke.  

Quelle est l’importance d’aborder ce sujet par le mouvement ? 

Tout cela est d’abord une histoire de mouvement. BOW’T TRAIL m’a appris que lorsqu’on parle de mouvements dansés, on croit à quelque chose de féérique, de beau, de léger, mais c’est aussi du brut qu’il est question, de ce qui chavire, ce qui transporte. Je dois rendre concrets les mouvements que j’imagine au moment où ils me fracassent l’esprit lorsque je reçois les témoignages à vif, portés par tous ces gens que je rencontre. Quand les gens me parlent, je vois des chorégraphies dans ma tête. Quand on me raconte une histoire, j’élabore une histoire à partir du souffle de la personne., mais elle doit être transmise par la suite. Ainsi va l’oralité ! Une fois entendu, si je conserve le mouvement qui voyage en moi sans l’exprimer, je peux devenir aliénée. Il faut que je le partage parce qu’il devient un poids. Il s’agit vraiment d’un processus de transformation, de canalisation sacrée telle qu’on le retrouve dans la cosmologie, qui traduit le lien entre le ciel et la terre. Mon corps en mouvement se transforme en canal. Lorsque je reçois les témoignages, cela peut se coincer dans mon corps, je dois donc les faire circuler. C’est à ce moment-là que le mouvement prend tout son sens : il y a le mouvement historique, spirituel, corporel, il y a aussi le mouvement social. Je porte la somme de ces mouvements dans un geste chorégraphique et dans une parole qui tente d’être la plus claire possible.  

De quelle manière un projet d’une telle envergure s’élabore-t-il ? 

Par la rencontre. C’est la base de tout ce projet. Je n’aurais pas pu le développer sans les partenaires, sans ceux et celles qui m’ont encouragée à poursuivre, même lorsque ça devenait difficile. Je dois saluer chacune des personnes qui a prêté sa voix avec confiance au BOW’T TRAIL. Chacune des personnes qui m’a ouvert à son cercle, à son réseau alors qu’elle ne me connaissait pas. Chaque personne qui m’a soutenue, ici ou ailleurs, quand c’était trop lourd à porter. Il faut se le rappeler, quand j’arrive sur un territoire, je ne connais personne ou presque, à l’issue de 30 jours de recherche, je dois livrer un spectacle pour transmettre ce qui m’a été offert avec le plus grand soin. C’est une énorme responsabilité dont je porte le poids aujourd’hui, mais ça se fait à plusieurs. « Ampil min chay pa lou », comme on dit en créole « à plusieurs le poids est plus facile à porter » !