Dans votre remarquable essai intitulé Theatre of the Unimpressed. In Search of Vital Drama et publié en 2015, vous approchez le théâtre comme une « expérience qui ne peut avoir lieu qu’une fois », rejetant une pratique « où tout a été planifié d’avance ». Est-ce encore votre façon d’envisager le théâtre ?
C’est le moteur de mon travail. Je fais du théâtre à cause de la puissance essentielle qui vient de tout ce qui est vivant au présent.
Quelque chose de vraiment vivant, quelque chose dont l’issue n’est pas prédéterminée,est toujours quelque chose qui tend vers l’échec — ou la réussite. Mais c’est l’échec qui génère ces moments uniques qui révèlent notre humanité.
L’échec n’est pas quelque chose que je confine à la salle de répétition, avec l’idée que d’inévitables accidents et d’heureux ratages seront intégrés au produit fini. Au contraire, je cherche à en faire un élément constitutif de la vivacité des performances que j’offre au public.
Ainsi, le projet même de Declarations tend vers un échec : il est impossible de prendre en compte toutes les sensations, toutes les images, toutes les impressions d’une vie humaine, même avec les centaines d’affirmations qui servent de partition de base au spectacle, comme « This is the colour yellow / This is a bully / This is Abraham and Isaac / This is the smell of my mother lingering in a closet / This is the last sentence in a long book »…
Il y a une continuelle possibilité d’échec à un autre niveau : chaque soir, les interprètes doivent improviser des gestes sur chacune de ces déclarations. De cette façon, Declarations est une pièce qui change considérablement d’un soir à l’autre, en fonction de l’atmosphère de la salle et des impulsions des interprètes.
Les interprètes ont joué Declarations des dizaines de fois ; comment faire en sorte que le risque soit présent chaque soir et qu’ils ne répètent pas malgré eux des gestes à succès ?
Il s’avère en effet difficile de garder la fraîcheur essentielle au spectacle. Pour bien répondre à cette question, il faut considérer la nature même de l’œuvre, qui est fondamentalement non narrative, même si elle est parcourue de fragments qui se rattachent à des fils narratifs : une relation mère-fils, l’entrée dans l’âge adulte, la mère qui va mourir…
La première question que nous nous sommes posée en répétition interroge la nature de ce texte que j’avais écrit d’un souffle pendant un vol transatlantique alors que je rentrais chez moi peu de temps après avoir appris que ma mère n’avait plus que trois ans à vivre.
Nous avons vite découvert que cette machine dramatique était en fait de nature musicale, avec ses trois mouvements — le foisonnement insensé de l’existence, la mort de la mère, l’amour — et qu’il appelait des solos, des duos, des contrepoints.
Des rythmes ont émergé peu à peu, puis d’autres rythmes, puis du chant. Au final, tous ces éléments combinés forment une suite musicale.
C’est au cours de ce processus et dans cet esprit que nous avons développé le mouvement et les gestes. Nous avons peu à peu mis au point des règles pour maintenir la créativité dans ces gestes.Par exemple : viser la simplicité, éviter le mime illustratif ou la danse, tout comme les mimiques faciales, pas de symboles connus avec les mains (signe de paix, pistolet, doigt d’honneur), interdiction d’imiter des papillons ou des oiseaux…
Le plus important, c’est que pendant la performance, les spectateurs ressentent la difficulté de ce que les interprètes doivent accomplir ; ils vivent avec eux les échecs et les moments de grâce. En fait, le public participe à cette tâche.
Vous décrivez Declarations comme étant un rituel. En quel sens ?
Voilà un mot, rituel, que je n’utilise pas à la légère. Declarations a beau être un spectacle ludique et souvent joyeux, il pose des questions fondamentales : qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que mourir ? Que signifie perdre un proche ?
Ce sont des questions essentielles, qui font partie de la vie de chacun, mais auxquelles il est impossible de répondre. S’y attaquer mène tôt ou tard à un échec.
Ce sont néanmoins les questions pour lesquelles depuis des millénaires et dans toutes les cultures les gens vont au temple. Or j’ai beau être athée, j’ai un temple. Et c’est le théâtre.