Dog Rising s’inspire du langage corporel autour du squelette et du phénomène de la conduction osseuse. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Depuis Cosmic Love, je m’intéresse aux phénomènes physiques qui nous entourent, je lis des livres de vulgarisation scientifique et j’aime jouer instinctivement avec des représentations poétiques de ces phénomènes, d’un point de vue non scientifique. Je trouve dans cette matière de beaux points de départ artistiques : à travers le corps, la somatique, la sensibilité de l’artiste, il y a peut-être moyen de comprendre les vérités scientifiques.
Alors quand je suis tombée sur la notion de conduction osseuse, cette manière qu’ont les personnes malentendantes d’entendre à travers la résonance des os, faits en spirale pour faire voyager le son, j’ai trouvé ça vraiment beau. Imaginer que les chocs vibratoires ne nous brisent pas, mais nous renforcent constitue le point de départ d’une recherche physique. Plutôt que de dramatiser le choc, de le vivre de notre point de vue émotif d’humains, j’ai eu envie de l’imaginer comme ce dont notre squelette a besoin pour survivre. Alors que pour Cosmic Love, Rather a Ditch et When Even The, je m’étais extraite de l’émotivité, qui est pourtant très présente chez moi comme interprète et dans ma vie, j’ai voulu avec Dog Rising donner libre cours à mon côté plus expressif et émotif. J’ouvre la porte à un plaisir plus spontané, passant par des pulsations, des chocs qui mettent dans un certain état et permettent à l’émotion de fluctuer comme une vague.
Ce n’est ni narratif ni dramatique, mais plutôt dans la sensation pure que je n’essaie pas de neutraliser. Je ne retiens rien : mes expériences maternelle et sexuelle tout comme mon bagage de danseuse sont toutes là quand je bouge mon squelette.
Les notions de vide, d’immobilité et de tension étaient au centre de vos créations précédentes, alors que l’énergie circule plus librement ici. Un changement dans votre démarche ?
J’ai l’impression qu’avec When Even The, Rather A Ditch et Cosmic Love, je suis allée au bout d’une certaine recherche sur la tension et l’immobilité, où on écoutait avec densité le silence. Il y avait l’idée que le vide est peut-être rempli et qu’il fallait l’écouter. Avec Dog Rising, je fais exploser toute l’énergie accumulée durant cette recherche. Une partie de la tension, du sérieux et de la tenue se relâche : il y a le plaisir, la joie d’être dans le mouvement.
Le vide aura toujours sa place dans mon travail, comme pour les fantômes, mais j’avais envie de relâcher les corps et d’observer l’énergie circuler et se transformer. J’imagine une accumulation d’énergie comme des instruments de musique qui entrent en scène un par un. Pour moi, cette pièce est musicale et joue sur la synchronisation ou l’absence d’unisson. De la même manière qu’avec Cosmic Love on essayait de chanter ensemble, c’est la démarche, cet effort pour être ensemble qui m’intéresse. J’aime que la dissonance, les frottements, le fait de n’être pas sur le même rythme nous relient autant que le fait de l’être éventuellement.
Les notions de persistance et de plaisir génèrent toutes sortes de questions : comment notre petite machine personnelle marche et peut se régénérer elle-même ? Comment ne pas épuiser les ressources, mais plutôt en redonner ? Comment générer soi-même de l’énergie et s’appuyer les uns sur les autres pour que ça nous revienne ? C’est l’idée du renouvellement qui m’intéresse, d’une énergie déployée pour édifier quelque chose, dans le plaisir plutôt que dans la souffrance. Les ressources ne sont pas épuisables si elles sont utilisées de la bonne façon et c’est là que les chocs deviennent formateurs et non pas destructeurs.
L’écoute empathique est au centre de votre démarche. Pouvez-vous expliquer ?
La notion de thérapie et de care en art m’intéresse. J’aime pratiquer la danse pour apprendre à écouter d’une certaine façon, pas juste socialement, mais aussi avec les corps. Écouter ce qu’ils ont à dire, leur vécu. On ne peut pas savoir ce qu’il y a dans nos angles morts, mais j’ai envie d’aller chercher les vibrations du squelette, les ultrasons, dans une sorte d’échographie qui permet de découvrir une autre façon de voir, voir les os avec le son, voir dans le noir.
Je m’entoure de gens dans l’équipe qui m’inspirent artistiquement et m’ouvrent les yeux sur diverses réalités. J’allie ma pratique artistique à une pratique plus sociale. J’ai choisi de travailler avec deux interprètes qui nourrissent cette recherche. Winnie Ho était dans Cosmic Love. J’aime son côté très performatif, très cru. Elle vit à travers les sensations et se soucie moins du paraître, ce qui est rare en danse. Son imaginaire un peu extravagant et sa passion pour l’astrophysique trouvent un écho en moi. Le parcours de Be Heintzman Hope est aussi différent et m’inspire beaucoup. Iel enseigne, joue un rôle de transmetteur, crée des réseaux pour les personnes queer à Montréal.
C’est un être qui ajoute une notion de fluidité dans l’énergie féminine du projet. Pour moi, l’énergie « fem » est importante dans la pièce, bien que fluide, androgyne, non genrée. J’ai le désir de faire émaner une certaine force de la pièce autour du squelette qu’on bâtit, aussi en référence au féminin. La fluidité du féminin m’intéresse et le casting n’est pas anodin. Je me suis énormément battu avec ma féminité jusqu’au moment où j’ai été mère. J’ai tellement été sexualisée et féminisée alors que dans la vie je ne me reconnais pas dans ce qui est attribué à ce genre. Notre trio est donc soudé autour de l’écoute, de l’empathie.
On a d’ailleurs commencé Dog Rising en réécrivant notre contrat, pour avoir un poids décisionnel sur notre propre corps. Le but ultime de Dog Rising serait que notre empathie se transmette au public et se répercute sur lui.