Elenit [2020]

Dans le but de créer un flamboyant théâtre visuel, il crée depuis 2000 ses propres œuvres pour la scène et le cinéma et fonde sa compagnie Osmosis en 2009, en pleine crise grecque. Extraordinaire créateur de personnages, Laskaridis se travestit pour faire de son corps un théâtre où dieux, monstres, humains et machines se rencontrent, au carrefour du cirque, du théâtre et de la danse. Laskaridis a reçu la bourse Pina Bausch en 2016, ce qui lui a permis d’observer le travail du metteur en scène et chorégraphe Lemi Ponifasio en Nouvelle-Zélande et au Chili.

En 2014, il crée Relic, présenté dans une vingtaine de festivals internationaux, un solo où il s’invente un corps artificiel et transgenre, créature grotesque parachutée dans la vie domestique. Il poursuit son exploration de la transformation et du ridicule avec Titans, qui lui vaut un passage remarqué au FTA (2017). Affublé de costumes et de prothèses, il crée alors un univers céleste précédant les dieux. Laskaridis et sa compagnie Osmosis nous reviennent avec une pièce pour 10 personnages, Elenit, troisième volet d’une trilogie sur la condition humaine, révélant les limites de nos idéaux et de nos êtres en perpétuelle évolution.

En quoi Elenit s’inscrit-elle en continuité avec vos pièces précédentes : Relic (2015) et Titans, qu’on a vue au FTA en 2018 ?

J’ai l’impression que ces trois pièces peuvent certainement former à bien des égards une trilogie.

Elenit peut être considérée dans la même lignée que les deux précédentes puisqu’elle utilise le même vocabulaire. Je suis partie de la vie domestique (Relic), pour aller vers un monde céleste (Titans) et avec Elenit, j’arrive dans un présent perpétuel, quand l’urgence du présent traite autant du passé que de l’avenir.

Ce n’est pas le présent de 2020, mais celui qui appartient à un univers plus large, non défini, qui s’apparente peut-être à un présent éternel.

Après un solo (Relic) et un duo (Titans), Elenit met en scène un groupe plus vaste de 10 personnages. J’incarne à nouveau une créature étrange, cette fois entourée de personnages qui propulsent et dictent un univers particulier : le décor, le costume, les lumières, le son. Nous utilisons plusieurs objets recyclés pour créer ce monde imaginaire qui peut être considéré comme terrestre ou pas.

Le titre fait référence à un matériau utilisé pendant longtemps dans la construction, qui représente un danger pour la santé. Comment en êtes-vous venu à vous y intéresser ? 

Mon père est architecte et, pendant longtemps, j’ai souhaité moi-même en devenir un, jusqu’à ce que je découvre le théâtre. La construction, le design, imaginer l’espace et sa relation aux matériaux m’ont toujours fasciné. J’avais l’habitude d’accompagner mon père sur les chantiers de construction et je lui posais des questions sur les matériaux.

Je me souviens qu’enfant, j’étais attiré par ces feuilles de tôles métalliques ondulées souvent utilisées pour construire des toits, mais aussi pour toutes sortes de choses.

Dans l’île d’où je viens, en Grèce, qui n’est ni très riche ni touristique, tout était construit avec cette tôle peu chère et durable.

Enfant, cela m’intriguait d’en voir partout, arrachée des immeubles, dans les champs, les espaces abandonnés : ce n’était pas une matière naturelle comme du bois ou de la pierre, mais c’était là depuis toujours, comme faisant partie du paysage. Mon père l’appelait fautivement « elenit », qui était un matériau semblable, un mélange de ciment et d’amiante, fabriqué dans les années 1970, qui a vite été déclaré nocif pour la santé.

Dans certains pays, on l’appelait même « eternit », une allusion au fait que ce matériau subsisterait pour toujours. Il a plutôt été interdit et les gens qui vivaient sous ce type de toit sont morts du cancer… Il est devenu difficile de s’en débarrasser.

Je trouve très pertinent de donner un titre à mon spectacle basé sur un malentendu, qui est aussi lié à ma relation avec mon père ! Cela devient un point d’ancrage avec mon héritage et ma mythologie personnelle, et une allusion aux courts-circuits dans la transmission et des mythes qu’on prend pour la vérité.

Quelle est la volonté de parler de notre relation complexe avec le progrès, les défis environnementaux et la persévérance de l’humanité dans cette création ?

Les gens qui découvrent l’éolienne et la tôle métallique sur scène vont sûrement faire un lien avec l’écologie. À vrai dire, j’ai utilisé une éolienne parce que je croyais que ça irait bien avec l’univers de cette nouvelle créature étrange, mais également pour suggérer une force qui anime la machine théâtrale pour la durée du spectacle.

Je savais que cette pièce voulait jouer avec le concept des grands spectacles, j’étais conscient qu’elle serait à plus grande échelle.

Il y avait déjà 10 personnages dans la pièce et elle était destinée à de plus grands théâtres et auditoires. De toute évidence, les sources d’inspiration allaient provenir de plus grandes formes de spectacle comme l’opéra, Broadway, l’ancienne tragédie grecque, le cirque et aussi les grandes boîtes de nuit.

Une scénographie imposante allait alors passer de mon imagination à la scène. Néanmoins, je n’ai pas consciemment choisi l’éolienne pour faire écho aux défis environnementaux. J’espère qu’on la verra ainsi, mais aussi également d’autres manières.

En tant que créature politique très consciente des lacunes de notre espèce, je m’intéresse comme toujours à la manière dont le cerveau humain fonctionne en face des obstacles. Je trouve étonnant qu’au XXI^e siècle, nous soyons si conscients des inégalités dans le monde et si peu capables de les combattre. L’humanité a acquis de grandes connaissances spirituelles. Il n’y a qu’à regarder la philosophie et la religion, la Bible, Bouddha et Confucius.

L’humanité vise un idéal, mais n’a en fait que peu de pouvoir pour l’atteindre. Nous sommes confrontés à nos limites devant les enjeux écologiques ou socio-économiques actuels.

C’est la nature humaine qui me fascine, son étrangeté, ses immenses pouvoirs et sa fragilité ; comment on voudrait agir de la meilleure façon possible tout en nous heurtant à d’innombrables barrières… C’est notre sort et c’est très ironique… c’est pour cette raison que ça me touche autant.