J’ai pleuré avec les chiens

Originaire de Nanaimo, en Colombie-Britannique et descendante des peuples métis-cris et néerlandais, elle crée Unrelated en 2014, une première pièce sombre empreinte de lucidité qui explore la lutte de la culture et des femmes autochtones, et la perte de l’identité et de la communauté. Sa façon d’aborder le féminin dans toute sa vulnérabilité, sa cruauté et sa puissance lui vaut une reconnaissance quasi immédiate. À seulement 26 ans, après avoir présenté une deuxième œuvre percutante, elle est doublement récompensée aux Prix de la danse de Montréal où elle reçoit le Prix du CALQ pour la meilleure œuvre chorégraphique de la saison 2015-2016 avec When the ice melts, will we drink the water?, et le prix Découverte pour Unrelated.

L’année suivante, elle rompt le tabou du cycle menstruel dans Pour (FTA, 2017). Elle poursuit alors un travail chorégraphique reposant sur des états de corps en tension où la répétition et l’accumulation agissent comme catalyseurs. Dans une esthétique minimaliste qui lui est propre, elle crée Serpentine (2017), où elle met à l’épreuve l’endurance du public qui s’incline devant la performance cathartique d’Areli Moran. En octobre dernier, la talentueuse chorégraphe remportait un prix Bessie à New York en tant que révélation de l’année.

À l’aube de ses 30 ans, Daina Ashbee présentera à Montpellier Danse cinq œuvres créées au courant de sa vingtaine. J’ai pleuré avec les chiens signe la fin de ce cycle et l’ouverture d’un nouveau répertoire avec des femmes de différentes générations.

J’ai pleuré avec les chiens évoque la tristesse, le recueillement avec la meute, mais aussi quelque chose de léger, de cocasse. Le titre ouvre ainsi sur un imaginaire qui diffère de vos créations précédentes où vous avez majoritairement exploré des états de tension et de violence dans le corps. Quels élans créateurs vous portent cette fois ? 

En effet, la violence s’est retrouvée au cœur de chacune de mes créations durant ma vingtaine.

Je voulais soulever et poser des questions auxquelles il n’y avait pas de réponse. C’est d’ailleurs pour cette raison que mes pièces n’aboutissaient jamais.

Cette fois, je cherche à expérimenter un nouveau chemin en me posant la question suivante : est-ce possible de transformer cette énergie violente en quelque chose de différent par le mouvement et par le corps ?

Les cycles de recueillement et de transformation ont toujours fait partie de ma pratique, mais ces lieux d’introspection étaient toujours très sombres. J’ai beaucoup exploré l’incapacité à se connecter à soi et à l’autre, l’incertitude, la tension, la brutalité des corps et notre endurance vis-à-vis ces violences.

Je crois en la puissance du corps, en sa résilience et au renouvellement de ces potentiels.

Aujourd’hui, je cherche à voir comment cette énergie peut se transformer en quelque chose de léger, de joyeux où il fait bon respirer.

Mon objectif n’est pas de passer d’un pôle à l’autre, mais de plonger avec les interprètes dans cet intervalle où tout se meut et se transforme, où la création émerge de la violence.Si on y voit une nuance politique, c’est tant mieux, mais mon travail est dans la qualité de cette expérience.

Alors que des solos et des duos composaient vos créations précédentes, vous travaillez pour la première fois avec un groupe de cinq femmes âgées de 24 à 58 ans. Comment entrevoyez-vous ce travail intergénérationnel ? 

J’ai majoritairement travaillé avec des interprètes à peu près de mon âge, car mes pièces exploraient mes propres histoires.

Pour ce projet, j’ai eu envie d’explorer de nouveaux horizons avec des interprètes aux vécus variés. Ces femmes ont une impressionnante compréhension de leur intériorité et de son potentiel transformateur. Elles vivent pour danser, bouger, étudier et célébrer leur corps.

Très jeune, j’ai eu la chance de danser avec des femmes d’expérience qui m’ont accueillie très rapidement et cela a été très formateur.

Je désire retrouver l’élan de cette communauté dans cette création. Je m’intéresse à l’individualité et à la synergie du groupe, aux notions d’accueil et de soutien aussi.

D’une certaine façon, la création est pour moi cet endroit où je peux redonner de l’espace à des blocages, des inconforts et des résistances qui nous habitent. Mon travail est de créer ce lieu où il est possible de respirer dans la blessure et cela peut se faire seule et en groupe. 

Comment travaillez-vous à l’émergence de cette synergie transformatrice où s’entrelacent corps vivant et corps vécu, solitude et communauté, dans une esthétique minimaliste ?

Dans J’ai pleuré avec les chiens, les différentes sections de l’œuvre s’inspirent de différents états de corps rappelant le chien : dog, echo dog, silent dog.

Ce travail d’énergies et de vibrations est soutenu par un espace sonore fait de silence, de différents rythmes cérébraux qu’on appelle les beta waves et de bruits de la nature.

Ces ambiances sont autant naturelles que synthétiques. Elles stimulent l’imaginaire à des niveaux complètement différents.

Pour les motifs chorégraphiques, nous travaillons beaucoup au sol avec des inversions et des explorations de corps en suspension. On ne sait jamais ce qui peut advenir d’une posture en équilibre ou d’un mouvement répété. C’est vivant, car tout peut naître et mourir dans ces espaces en flottement.

La lenteur, le silence et le minimalisme de mes créations me permettent d’explorer une densité sensorielle, corporelle et énergétique.

Cette fois, dans une mise en espace quadrifrontale, j’ai envie que les corps deviennent des paysages, puis des humains, des femmes, des statues et des sculptures. Dans cette idée de paysage, la connaissance se fait par la connivence.

Exister comme un paysage, c’est se sentir comme une partie d’un tout en se connectant les unes aux autres. C’est un travail d’écoute et d’attention à plusieurs niveaux, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Je tente de créer cet espace sensible d’où émergent les images en laissant les corps des interprètes guider la création. Je fais toujours attention à ce qui est là, à ce qui existe déjà, autant dans les corps que dans l’espace de répétition et celui de la représentation.