La Goddam Voie Lactée

Cette collaboratrice privilégiée de nombreux créateurs de théâtre a aussi enseigné la danse au Kenya, au Niger, au Brésil et en Haïti. Ses pièces suscitent action et réflexion sociales, et invitent à la transformation. Après Les angles morts (2006) et Sauver sa peau (2008), qui affirmaient son militantisme, elle crée l’explosif Junkyard/Paradis (2010), où le conflit entre l’enfer et le paradis fait écho aux déchirements sociaux, politiques et intimes. Goodbye (FTA, 2012) introduit une réflexion sur l’art et ses artifices dans une danse physique et théâtrale. Suivront MAYDAY remix (2014) puis WOULD (2015), qui remporte le Prix du Conseil des arts et des lettres du Québec pour la meilleure œuvre chorégraphique. Avec les danseurs Marc Boivin et Linda Rabin, elle participe à Pluton-Actes 2 au FTA en 2016, un collectif qui créait des ponts entre les générations.  

En 2016, Mélanie Demers commence un nouveau cycle de création avec Animal triste et Icône Pop, qui lui vaut le Buddies in Bad Times Vanguard Award for Risk and Innovation, à la suite de son passage au SummerWorks Performance Festival à Toronto. Pour Danse mutante (2019), elle imagine cette fois les multiples mutations d’un duo à travers la sensibilité de chacune des quatre chorégraphes féminines. Après la marche de la civilisation de l’humanité dans Animal triste, elle imagine Post coïtum, une pièce sur la chute de notre civilisation qu’elle a abandonnée en raison  de la pandémie. De ce deuil créatif est née La Goddam Voie Lactée, œuvre inspirée de l’inachèvement, de l’inattendu et  de l’imprévisible. Délaissant les longues progressions narratives de ses précédentes œuvres, Demers choisit ici de se faire observatrice de l’acte en devenir, de ce travail inconstant et discontinu qu’est la vie.  

Post coïtum devait être créé au FTA 2020, annulé à cause de la pandémie. Pourquoi avez-vous choisi de ne pas créer ce spectacle sur la chute de l’humanité ? 

On aurait pu faire le choix de l’adapter ou de le mettre dans un tiroir pour plus tard, mais j’ai plutôt décidé de tuer le spectacle. Je devais me délester de ce fardeau, passer à une autre étape. J’ai vécu ce deuil comme un sacrifice. Dans cette œuvre, on travaillait sur la proximité, l’intimité, la promiscuité, l’orgie, une société post-coït d’après le déclin de l’humanité.

Des thèmes dont on pouvait parler avant la pandémie, mais qui deviennent trop évidents aujourd’hui. On avait intuitivement senti venir notre chute, mais aujourd’hui, on la vit. Toutes nos fibres l’expérimentent. Je souhaite ici exprimer l’érotisme sans la proximité, trouver une façon de mettre en scène le désir de vie et de création dans le contexte actuel. Je veux célébrer l’espace du studio qui m’a manqué. Le fait même de créer en ces temps de pandémie est un acte de contestation, un refus de se laisser confiner. Il m’a fallu du temps pour comprendre que le nouveau contexte de création n’est pas une parenthèse, une vie en suspens, mais notre nouvelle réalité.

En tant que société arrogante, on n’était pas préparé à faire face à ce petit virus qui nous paralyse, mais il y a quelque chose de beau dans cette image d’un minuscule organisme qui réussit à nous terrasser. 

Votre nouvelle création traite d’inachèvement. Pourquoi ce choix ? 

Post coïtum se déployait dans le temps. C’était un souffle, une grande vague à la manière d’Animal triste, alors qu’avec La Goddam Voie Lactée, je travaille sur de petites vignettes, de courtes propositions, qui se répondent et se contredisent, peut-être en réaction à ce qu’on est en train de vivre, alors qu’on commence des choses, puis qu’on les laisse en plan.

Normalement, j’entre en studio après des années de recherche et de réflexion, alors que pour cette pièce, je pars de presque rien et ça me stimule. Plutôt que d’accomplir une pensée, je découvre une pensée en créant. Je cherche moins à contrôler le sens et la dramaturgie qu’à laisser aller les propositions. Je travaille avec l’idée de l’inconnu, de ce qui n’est ni prémédité, ni préparé, ni jugé, ni contrôlé. Les cinq protagonistes ont chacune leur poste de travail avec leurs accessoires.

Comme les Vestales, elles sautent dans l’arène ou sortent de scène sans réelle justification sauf celle d’entretenir le feu de la création. On observe la mise en œuvre d’une idée. Les choses sont sans cesse interrompues, reprises plus tard, court-circuitées, condamnées à l’inachèvement. Pas de climax ici mais plutôt une suite de tableaux lacunaires, qui se déploient et se déplient dans un temps qui semble se densifier devant nous. 

Comment la distance forcée par la situation actuelle influe-t-elle sur votre pièce ? 

Mes recherches portent depuis cinq ans sur la question de l’unisson : comment être ensemble sans répéter les mêmes mouvements chorégraphiés en même temps et sans savoir ce qu’on va faire. Alors que cela passait avant par la proximité des corps, je dois trouver d’autres moyens pour exprimer l’érotisme, la sensualité, l’unisson, ou son impossibilité. J’ai eu envie de travailler le son : si les corps ne peuvent se toucher, les voix peuvent s’unir. Avec la musicienne et compositrice, Frannie Holder, qui est aussi sur scène, on a exploré des façons de matérialiser le son à travers des manières d’être ensemble par l’harmonie des voix. Les principes qui guident cette création sont de l’ordre d’une multiplicité de voix dissonantes qui se côtoient, se contredisent, cherchent à trouver un sens commun malgré leur isolement et leur imprévisibilité. 

La distribution est entièrement féminine. Est-ce un choix conscient ? 

Absolument. L’été politiquement chargé qu’on a vécu, marqué par le mouvement de dénonciation des agressions sexuelles et l’exacerbation des tensions raciales et de genre, m’a fait réfléchir. J’ai souvent travaillé avec des distributions bigarrées et hétérogènes, recherché la friction entre les genres et les langues, mais malgré ce désir de diversité, je remarque que je donnais beaucoup de place aux hommes dans mes créations. J’ai eu plusieurs muses masculines et je me suis demandé à quelle part de moi-même je permettais d’exister et si j’étouffais une part de ma féminité. Ça m’a donné envie de donner naissance à une distribution uniquement féminine (Stacey Désilier, Brianna Lombardo, Chi Long, Léa Noblet Di Ziranaldi et Frannie Holder), d’observer l’influence que cela peut avoir sur le travail, de plonger dans la psyché féminine, sa force, sa spécificité et sa profondeur.  

Écoutez la balado de la compagnie