L’installation que vous proposez fait appel à votre grande expérience de concepteur d’éclairage. Que recherchez-vous dans ce projet particulier ?
Paul Chambers : Je me suis demandé, dans un espace qui peut être soit une pièce avec des murs ou le sol, comment je peux créer un espace sans ombre. La trace qu’on laisse n’est pas de l’ombre, mais de la lumière. Ce sont des ombres inversées. Le danseur, s’il se roule par terre, va activer le plancher par la chaleur de son corps et y laisser des traces lumineuses.
Ce que je souhaite, c’est créer un espace dans lequel les participants se sentent ailleurs. Une expérience d’immersion totale. Lorsque l’espace ne projette pas d’ombre, la lumière vient du sol et de l’espace lui-même. Il n’y a pas de lampes ni de spots de théâtre qui sont utilisés. La lumière émane de l’espace et de la matière, du sol. Cette relation entre le corps, les objets, l’espace et la lumière, c’est ce que je veux mettre de l’avant ici. Je veux que les gens aient envie de passer beaucoup de temps dans cet espace. Il s’agit vraiment d’une expérience sensorielle.
Je travaille avec le danseur contemporain Lael Stellick autour de deux notions : l’attente et le sommeil. Sur le plan chorégraphique, c’est sur cela que nous nous sommes concentrés, mais il y a aussi une partie où les spectateurs peuvent entrer dans l’espace et le modifier par leur seule présence, se sentir vraiment imprégnés par ce qui se passe.
Le spectateur étant acteur et témoin du changement de luminosité, collabore-t-il ainsi à une forme de construction dramatique ?
PC : Ce qui se produit n’est pas narratif, mais sur la durée, il y a des moments qui viennent activer l’espace. Si on y passe une heure, on vit une expérience particulière, mais si on reste plus longtemps, tout se transforme et l’on vit quelque chose de différent. C’est une installation vivante avec des intervenants qui font bouger l’espace, que ce soit le danseur, moi ou bien le public qui pourrait interagir avec elle d’une certaine manière. Les gens peuvent regarder passivement, mais également agir directement sur la surface, ils peuvent choisir de se coucher sur le sol par exemple. La sensation est celle d’être sur un lac gelé ou bien de flotter dans l’espace. Comme il n’y a pas d’ombre, on a une impression de légèreté.
Je suis vraiment parti de la matière et ensuite je me suis demandé comment je pouvais y intégrer la performance. Je voulais un espace où l’on puisse se sentir plus doux, plus sensible. Il y a très peu de luminosité, alors comment, dans ce lieu sombre, créer une ouverture pour nos yeux ? L’évolution est très marquée par le fait que la matière est chargée de lumière et que graduellement, au fil des heures, elle perd de sa charge. Tout au long, la lumière diminue, mais nos yeux s’ajustent. J’aime cette idée de perte, de quelque chose que l’on active et qui peu à peu perd de son énergie sur une longue durée.
C’est très dur de quitter le lieu, car il est rassurant, on cherche le contact humain, être dans un lieu avec d’autres humains, un lieu dans lequel il n’y a presque rien sauf nos corps, nos silhouettes. Nous sommes très proches physiquement, mais comme des ombres. Il y a quelque chose de très touchant dans cette poésie des corps. Je veux que les spectateurs sortent en ayant l’impression d’avoir vécu quelque chose qu’ils n’avaient jamais expérimenté auparavant. Au lieu de faire une œuvre théâtrale ou dansée, j’ai voulu créer un espace où les gens peuvent rester aussi longtemps qu’ils le désirent. Un peu comme un coucher de soleil qui durerait des heures.
Malheureusement, le contexte de présentation de l’œuvre a dû être modifié en raison de la pandémie, et le temps alloué à chaque spectateur sera limité. Sur le plan sonore, on est aussi dans la lenteur. Je ne voulais pas entrer dans un moule prédéfini, tout est ouvert et se renouvelle chaque jour. C’est la lumière qui nous mène, qui est en contrôle de ce que l’on perçoit.
Vous sentez-vous une certaine parenté avec d’autres artistes, d’ici ou d’ailleurs ?
Je pense au travail de la chorégraphe Annie Gagnon, avec qui je collabore. Cela me parle beaucoup, surtout son approche de l’humain, ses questionnements sur la manière de rejoindre le public, souvent avec le toucher, mais aussi sa grande empathie pour le spectateur. Je suis intéressé par des artistes visuels tels qu’Olafur Eliasson ou James Turrell qui produisent d’immenses installations avec une lumière ou une couleur. Ce que j’aime lorsque je vais au musée, ce n’est pas d’avoir une œuvre cadrée, mais vraiment qu’on défasse les conventions et que je puisse me déplacer dans un espace investi par l’artiste. J’ai étudié la sculpture et j’ai essayé de concilier tout ce que j’avais appris avec mon travail de concepteur et collaborateur en danse et en théâtre. Le désir de créer une œuvre sculpturale, une installation qui ne suit pas les codes d’une pièce de danse ou de théâtre, mais où je peux emprunter à la performance. J’avais aussi le désir de proposer une œuvre minimale, un espace dans lequel on peut vivre quelque chose de puissant. Que l’on soit jeune ou âgé, on peut vivre l’expérience proposée. J’aimerais bien que des enfants viennent y jouer, que l’œuvre se révèle par la participation active des gens.