Après avoir dansé en duo dans vos deux dernières créations, comment la forme du solo s’est-elle imposée pour Stations ? Pouvez-vous revenir sur la genèse du spectacle ?
J’ai su assez vite que ce serait un solo. Les mouvements et les danses qui me sont venus étaient si personnels qu’il fallait que je m’engage seule ; la forme du solo était inévitable…
Je n’ai pas eu envie un instant d’attirer un danseur dans cette plongée, cette pièce montre là où j’en suis. Je suis seule dans ces lieux à la fois familiers et nouveaux, comme si le chevalier s’était défait de son armure et s’était finalement affranchi de son corps de métal.
J’aurais voulu créer une danse d’un seul souffle, mais la pièce a fini par s’imposer d’elle-même, portée par différentes musiques, particulièrement celles du saxophoniste Colin Stetson.
Peu à peu, une danse méditative s’est dessinée, puis une deuxième, animale, comme un cri, une troisième emprisonnée dans mes bras et qui est devenue presque ludique. Et enfin, une danse d’abord débridée qui devient flottante et éthérée.
J’ai décidé de laisser les danses telles quelles, indépendantes les unes des autres. Je voulais garder l’essence de chacune et je me suis dit que le spectacle se déroulerait en stations, c’est-à-dire avec des balises. Ce sont les étapes d’un « trip », d’une odyssée personnelle : des lieux où je me suis arrêtée, des états différents qui m’habitent, mais qui toujours cohabitent en moi.
Ces modes dansés ont chacun leur propre focus. Seulement cette fois, à la différence de So Blue et de Mille batailles, je me suis abandonnée plus longuement dans différentes atmosphères.Maintenant je ne sais plus si ces stations sont vraiment séparées… ou si ce ne sont que des marqueurs pour retracer le fil de mes émois.
Ce mot, « station », me fascine parce qu’il parle d’arrêt alors que je bouge tout le temps. Je me suis limitée à quatre stations, pour m’obliger à développer davantage chaque danse dans la durée. Ce ne sont que mes points de repère. Je suis là, maintenant seule, dans mes dédales et délires.
Dans So Blue et Mille batailles comme dans cette pièce, la dramaturgie et le dispositif scénique sont minimaux. Vous laissez au corps, porté par la musique, l’intégralité du discours ?
Je m’en tiens naturellement au minimum, à ce qui m’est accessible d’entrée de jeu et qui permet la danse : mon corps, de l’énergie mentale et physique, mon cœur qui s’emballe… des milliers d’impressions, de souvenirs. J’exige de moi d’être là, présente. De faire l’effort, les efforts, physiques et mentaux nécessaires.
J’ose croire que ça suffit presque, même si ce n’est pas grand-chose et que ce sont des exploits à refaire chaque jour qui me demandent tout et qui déclenchent souvent une tempête d’intensité. C’est pourquoi je n’ajoute à peu près rien d’autre de peur qu’il n’y ait surcharge. Déjà, quelle prétention que de se livrer en solo sur scène…
L’espace du studio blanc et modeste dans lequel je travaille est un faux vide qui m’inspire. Je le remplis avec des danses, des musiques, des idées-images, de la sueur. Ce studio, avec la lumière du soleil qui varie au fil des heures, des jours et des saisons, est mon premier décor, un étonnant et parfois divin partenaire, magique.
La scène en comparaison semble un vrai vide. La plupart du temps, les plateaux sont modernes et froids, écrasants d’inertie, il faut être fou pour vouloir les défier. Je doute toujours d’y arriver. C’est impossible sans éclairages, la lumière arrive et me situe, me poursuit ou m’illumine, c’est le décor que je préfère.
Cette grande dépense physique mène-t-elle à une forme de catharsis, à l’image de la danse des derviches dont vous vous inspiriez pour So Blue ?
Tout redevient simple et clair quand je pousse mon corps à l’extrême dans la durée. Je suis alors à peu près libre de pensées et même de désirs, et c’est une façon de répondre à l’exigence de la vie.
Les drogues naturelles relâchées par le corps me font sentir bien, même si ça fait mal, il y a aussi un côté jouissif à danser. C’est une purification quotidienne. Pourtant ça ne me suffit pas… j’aimerais être satisfaite des états atteints, mais je ne suis ni fakir ni yogi. Je sors du studio ou de la scène en cherchant quelque chose d’autre, je rêve encore et encore, j’aime rêver, réfléchir, inventer des histoires.
Tout est toujours à refaire et il faut sans cesse inventer le chemin pour trouver la danse qui répondra à ma recherche du lendemain. J’ai en tête cette phrase du philosophe Kierkegaard : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin. » Tout est effort et l’effort est récompensé.
Pour citer Merce Cunningham : « La danse ne vous donne rien en retour […] rien que cette sensation unique de se sentir vivant. »