Stations

Jalonné d’œuvres mythiques et de collaborations scintillantes avec des artistes tels que David Bowie et Frank Zappa, son travail complice avec Édouard Lock provoque une onde de choc dans l’univers de la danse. Après cette fulgurante carrière d’interprète, elle fonde la compagnie Fou glorieux en 2006 pour aborder la création chorégraphique.

Elle poursuit en solo ou en duo une recherche autant physique que psychique, fondée sur la virtuosité, le dépassement de soi et la prise de risque, une quête d’absolu emblématique de toute sa carrière, où elle tente de débusquer le « plus qu’humain dans l’humain ».

Après avoir collaboré avec les chorégraphes Tedd Robinson, Benoît Lachambre, Crystal Pite, Nigel Charnock, Deborah Dunn et Fabien Prioville, elle crée en 2012 So Blue, sa première œuvre chorégraphique intégrale, suivie en 2016 de Mille batailles. Ces deux propositions survoltées, présentées au FTA qui accompagne son parcours depuis une douzaine d’années, connaissent depuis une large diffusion internationale.

Elle explore à nouveau le pouvoir cathartique de la danse avec le solo Stations, qui dresse une cartographie de l’intime. De nombreux prix ponctuent la trajectoire de Louise Lecavalier, dont les plus récents sont le prix Denise-Pelletier, octroyée par le gouvernement du Québec, et un doctorat honoris causa de l’UQAM en 2017. Le documentaire Louise Lecavalier – Sur son cheval de feu (2018), réalisé par Raymond St-Jean et produit par Ciné Qua Non Média, lui est consacré.

Après avoir dansé en duo dans vos deux dernières créations, comment la forme du solo s’est-elle imposée pour Stations ? Pouvez-vous revenir sur la genèse du spectacle ?  

J’ai su assez vite que ce serait un solo. Les mouvements et les danses qui me sont venus étaient si personnels qu’il fallait que je m’engage seule ; la forme du solo était inévitable, et ce, bien avant la pandémie. Je n’ai pas eu un instant l’idée d’inviter un danseur dans cette plongée, cette pièce montre là où j’en suis, seule dans des lieux à la fois familiers et nouveaux, comme si le chevalier de Mille batailles s’était défait de son armure et affranchi de son corps de métal. 

J’aurais voulu créer une danse d’un seul souffle, mais la pièce a fini par s’imposer d’elle-même, portée par différentes musiques, particulièrement celles du saxophoniste Colin Stetson. Peu à peu, une danse méditative s’est dessinée, puis une deuxième, animale, comme un cri, une troisième emprisonnée dans mes bras et qui est devenue presque ludique. Et enfin, une dernière danse d’abord débridée, qui devient par la suite flottante et éthérée. 

J’ai décidé de laisser les danses telles quelles, indépendantes les unes des autres. Je voulais garder l’essence de chacune et je me suis dit que le spectacle se déroulerait en stations, c’est-à-dire avec des balises. Ce sont les étapes d’un « trip », d’une odyssée personnelle, de lieux où je me suis arrêtée et des états distincts qui toujours cohabitent en moi. Ces modes dansés ont chacun leur propre focus. Seulement cette fois, contrairement à So Blue et à Mille batailles, je me suis abandonnée plus longuement dans ces différentes atmosphères.  

J’ai choisi le titre Stations parce que ce mot évoque à la fois l’arrêt et le mouvement et qu’il suggère une destination plutôt qu’une errance. Je me suis limitée à quatre stations pour m’obliger à développer davantage chaque danse dans la durée. Maintenant je ne sais plus si ces stations sont vraiment séparées ou si ce ne sont que des marqueurs pour retracer le fil de mes émois. Des points de repère. Je suis là, seule, dans mes dédales et délires.  

Dans So Blue et Mille batailles comme dans cette pièce, la dramaturgie et le dispositif scénique sont minimaux. Vous laissez au corps, porté par la musique, l’intégralité du discours ? 

Je m’en tiens naturellement au minimum, à ce qui m’est accessible depuis toujours et qui permet la danse : le corps, de l’énergie mentale et physique, mon cœur qui s’emballe… des milliers d’impressions, de souvenirs, d’idées. J’exige de moi d’être là, présente. De faire l’effort, les efforts, physiques et mentaux qu’il faut. J’ose croire que ça suffit presque, même si ce n’est pas grand-chose et que ce sont des exploits à refaire chaque jour qui me demandent tout et qui déclenchent souvent une tempête d’intensité. C’est pourquoi je n’ajoute à peu près rien d’autre de peur qu’il n’y ait surcharge. Déjà, quelle prétention que d’en arriver là, sur scène, en solo…  

L’espace du studio blanc et modeste dans lequel je travaille est un faux vide qui m’inspire. Je le remplis avec des danses, des musiques, des idées-images, de la sueur. Ce studio, avec la lumière du soleil qui varie au fil des heures, des jours et des saisons, est mon premier décor, un étonnant et parfois divin partenaire, magique. La scène en comparaison semble un vrai vide. La plupart du temps, les plateaux sont modernes et froids, écrasants d’inertie, il faut être fou pour vouloir les défier. Je doute toujours d’y arriver. C’est impossible sans éclairages ; la lumière me situe, me poursuit et en m’isolant davantage, m’illumine. Elle ajoute pourtant un défi de plus au performeur, le renforce et le fragilise à la fois. Mais c’est le décor que je préfère. 

Cette grande dépense physique mène-t-elle à une forme de catharsis, à l’image de la danse des derviches dont vous vous inspiriez pour So Blue ? 

Tout redevient simple et clair quand je pousse mon corps à l’extrême dans la durée. Je suis alors à peu près libre de pensées et même de désirs, et c’est une façon de répondre à l’exigence de la Vie avec un grand V. « Je respondrai » était la devise de Denys Finch-Hatton que l’écrivaine Karen Blixen avait faite sienne. 

Il y a un côté jouissif à danser même si ça fait mal. C’est une purification quotidienne. Pourtant ça ne me suffit pas… j’aimerais être satisfaite des états atteints, mais je ne suis pas fakir. Je sors du studio ou de la scène en cherchant quelque chose d’autre, je rêve encore. J’aime rêver, réfléchir, m’inventer des histoires.  

Tout est toujours à refaire et il faut sans cesse dessiner le chemin pour trouver la danse du lendemain. J’aime cette phrase du philosophe Kierkegaard : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin. » L’effort est récompensé par l’effort lui-même. Pour citer Merce Cunningham : « La danse ne vous donne rien en retour […] rien que cette sensation unique de se sentir vivant. »