Des identités fortes se dégagent des artistes sur scène. Il est palpable qu’ils partagent le même espace, le même spectacle. Comment avez-vous orchestré cette rencontre ?
Je voulais mettre en scène le potentiel de plusieurs artistes que j’admire. J’ai grandi en voyant danser Pax, Jigsaw et Sangwn, qui sont des modèles dans la communauté hip-hop, autant pour leur art que pour leur engagement social. Je voulais transposer dans un nouveau contexte, celui de la scène, ce que je voyais en eux d’exceptionnel tout en restant le plus fidèle à leur essence.
Pax est d’une désarmante transparence sur scène. Sa profonde introspection nous incite à plonger dans son univers. Jigsaw pratique le krump, le jeu du personnage fait partie de sa danse ; il peut changer de masque en un claquement de doigts. Sangwn a quant à lui une grande profondeur spirituelle, une énergie bienveillante. Le rituel fait partie de son quotidien, de sa danse, de son art. La matière brute de chacun est extrêmement riche. Sans parler des musiciens qui font partie intégrante du processus et de l’œuvre : Thomas Sauvé-Lafrance à la batterie et Vithou Thurber-Prom Tep au clavier.
Tous deux vacillent entre le jazz, le hip-hop et le rock et ont profité du spectacle pour se lancer dans des recherches nouvelles : jouer avec la temporalité pour lui donner une autre couleur, tirant ainsi vers la musique expérimentale. Je considère tous les artistes comme des cocréateurs, autant que le scénographe Xavier Mary et le concepteur d’éclairages Étienne Fournier qui improvise en direct chaque soir.
Mon rôle était d’assurer la médiation entre les besoins de chacun et de mettre en lumière leur beauté. C’est un choix artistique, humain et éthique de créer une œuvre où les artistes sont profondément eux-mêmes. Il fallait établir l’ordre et organiser l’espace et le contexte pour que cela puisse être lu par un plus grand nombre de gens. Je me vois comme l’instigateur du projet parce que j’ai l’impression d’avoir simplement accompagné, avec une vision artistique certes, la création pour qu’elle advienne d’elle-même.
Un sentiment de liberté se dégage des artistes sur scène. Quelle est la part d’écriture et d’improvisation dans l’œuvre ?
Il n’y a pratiquement aucune écriture gestuelle fixe, mais il y a une courbe énergétique très claire. Les passations de rôles et l’intensité de l’énergie offerte font partie de l’écriture pour permettre aux artistes d’avoir un cadre et de l’étirer comme ils le souhaitent. Cette structure est suffisamment proche de leurs besoins pour qu’ils puissent se sentir libres d’y naviguer à leur aise. Les musiciens autant que les danseurs me surprennent chaque soir. Je leur ai donné des pistes, parfois même des indications, mais ils ont le droit de ne pas les suivre. Ce sont eux qui vivent l’œuvre et qui sont les mieux placés pour sentir ce qui est nécessaire au spectacle. C’est très excitant de voir comment l’œuvre évolue d’un soir à l’autre.
Dans les espaces communautaires, qu’ils soient liés ou non aux danses hip-hop, il y a un esprit d’horizontalité convivial, et la porte est ouverte à tous. Quel est le lien entre votre engagement communautaire et ce spectacle ?
Vu l’engagement et la vision communautaires de l’équipe artistique et la mienne, il était évident que je devais créer un espace accueillant et ouvert aux familles, notamment pour que les enfants s’y sentent libres. J’aime m’éloigner du monde idéal et parallèle du spectacle en créant une connexion intime, axée sur la proximité. Je cherche à dénuder la scène de sa magie pour aborder la salle de théâtre comme un lieu de rencontre et de partage. Offrir du thé, des biscuits et des coussins dans un bel espace accueillant est une manière pour moi de remercier le public d’être présent.
Ce spectacle répond également à un désir de décentraliser l’attention. Les institutions artistiques ne sont pas accessibles à tout le monde pour des raisons financières, de localisation géographique de certaines collectivités et pour des raisons de culture. Les danses hip-hop qui émergent dans les quartiers sont partagées hors des institutions et sont quant à elles accessibles à tout le monde.
Elles regroupent des gens issus de plusieurs classes sociales, groupes culturels, une mixité qu’on trouve nettement moins dans l’art institutionnalisé. Comme d’autres le font déjà, j’ai donc souhaité créer des ponts entre les privilèges dont les institutions disposent et les différentes formes d’art qui se pratiquent à l’extérieur de celles-ci. J’ai également souhaité mettre de l’avant une œuvre qui, en plus de sa valeur artistique, indique à chaque membre du public qu’il est le bienvenu, peu importe son bagage. Un spectacle est une belle occasion de se réunir, de partager quelque chose.