La vie est là
(carnets)

#3

par
Martin
Faucher

5 mai 2020

Puissant seigneur Prospero, mon maître, salut ! Je viens répondre à ton bon plaisir.
Devrais-je voler, plonger dans le feu, chevaucher les nuages bouclés ?
Par tes ordres impérieux, dispose d’Ariel et de ses dons.

 

Voilà les premiers mots qu’Ariel, un esprit de l’air, prononce dans La tempête de Shakespeare.

Montréal, samedi matin.
Mais samedi ne veut plus rien dire.
On pourrait être lundi, ou mercredi, ou encore une journée au périmètre mou dont le nom reste encore à inventer.

Angle Marie-Anne et Berri.
L’avenir est peut-être incertain, mais le ciel est bleu.
Du même azur que le ciel de papier dans lequel se morfond la flottante silhouette du programme du FTA, un Ariel au t-shirt jaune sur ma table de salle à manger qui se transforme au fil des jours en comptoir de prêt tenu par un bibliothécaire particulièrement désordonné.

De ma fenêtre, le mont Royal comme une promesse qui ne demande qu’à verdir.
Ce temps radieux fait bourgeonner la poésie dans ma bibliothèque.

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

C’est Hippolyte qui dit ça à Thésée dans Phèdre pour lui prouver sa probité.

Les vers de Racine sont des musiques sublimes.
À chaque ligne, douze pieds bien comptés, douze pas, un petit ballet pour la bouche.

Les œuvres ayant passé l’épreuve des ans me donnent de la force pour la journée à venir.

Hier pour mieux imaginer demain.

Par ce matin de printemps, cet hiver de force (comme la camisole), la saison où on reste enfermé dans sa chambre parce qu’on est vieux et qu’on a peur d’attraper du mal dehors s’éloigne.

Réjean Ducharme n’aurait pas détesté ces temps de réclusion.

Il y a les mots, l’effervescence que provoque le frottement des voyelles sur les consonnes, leur poésie, leur floraison. Les phrases appelées répliques sorties de la bouche de tous ces personnages engendrés par cette puissance qu’est la fiction.

Il y a le boulet des mots, la pesanteur de leur logique implacable, leur trop grande précision qui parfois paralyse ; leur incapacité à nommer ce qui ne se nomme pas, ce qui se ressent plutôt, confusément, intimement, urgemment.

Mets des mots dans mes oreilles. Il n’y a tellement rien dedans qu’elles vont éclater.

Ma discothèque explose aussi.
Marin Marais, le compositeur du Roi-Soleil, gambade dans mon appartement.
Résonne la viole de gambe de La sonnerie de Sainte-Geneviève du Mont de Paris.

Le petit Ariel au t-shirt jaune poussin se languit dans son ciel de papier. Il veut s’évader, s’envoler, virevolter tout son soûl sur les cimes d’un mont Royal triomphant de fruits, de fleurs, de feuilles et de branches.

— Prospero, laisse-moi te rappeler la promesse que tu n’as pas encore tenue.
— Quoi ?
— Ma liberté.


Elle apparaît sur scène, surgie du noir. Elle n’a pas d’âge. Elle a une âme. Elle a une force qui irradie. Elle s’est à peine avancée, n’a pas encore remué un doigt que déjà elle nous éclaire.

Nous faisons grand silence dans l’attente qu’elle nous entraîne dans l’abstraction de sa passion, dans sa fougue éternelle. Et elle danse. Et nous sommes subjugués. Elle est Louise Lecavalier. Nous sommes à Dresde en Allemagne. Le temps s’est arrêté.

*

Il est là, debout, droit comme un « i », prêt à déclencher des cataclysmes poétiques sous le vaste dôme de béton de la Société des arts technologiques.

Son corps agile et racé se désarticule à l’infini dans une sourde musique électronique. Les coudes vont brusquement dans une direction, les genoux dans l’autre, le bassin se déboîte vers l’avant, vers l’arrière, puis à nouveau vers l’avant.

Maître de l’univers, il régit en direct le ballet sophistiqué d’un cosmos numérique. La voûte de la cathédrale de béton se tapisse de mille et une délicates étoiles, de fins faisceaux blanchâtres qui valsent, qui ondulent au gré de ses impulsions corporelles.

Sa pièce est inachevée. Il est à chercher la clé de son haïku métaphysique. Il est Hiroaki Umeda. Montréal est un laboratoire.

*

Dans la lumière crue du studio au plancher et aux murs blancs de Circuit-Est, rue Saint-André, il saute, et saute, et saute, et saute, et saute, et saute, et saute sur place. Jusqu’à l’épuisement. Le sien et le nôtre.

Il espère cette expérience transformatrice et permettre l’avènement du corps du futur. Sa pièce est en devenir. Elle ne se nomme pas encore SIERRANEVADA, un titre qui surgira au bout de milliers de kilomètres de marche en solitaire.

Il est Manuel Roque. Il veut nous parler de collapsologie, cette science de l’effondrement. Il ne sait pas encore qu’un an plus tard, il ne pourra pas danser sa pièce car depuis le monde se sera vraiment effondré.

*

Sous un pétaradant rythme de carnaval, ils, elles et iels apparaissent de la coulisse droite, traversent latéralement la scène, et disparaissent dans la coulisse gauche. Et encore, et encore. Un manège infernal, joyeux. Sur les fesses, en sautillant, en courant, en se chamaillant, en s’étreignant. Seuls, à deux, à trois, à onze. Ils forment une tribu furieuse, heureuse.

Ils sont Dançarino Brabo, VN Dançarino Brabo, Thamires Candida, May Eassy, Nyandra Fernandes, Romulo Galvão, Kinho JP, Andre Oliveira DB, Sanderson BDD, Ronald Sheick et Gabriel Tiobil. Ils sont des favelas de Rio de Janeiro.

La joie de vivre éclate à tout moment. Comme on imagine vivre le peuple brésilien. À la fin du spectacle, éclate un coup de feu qui tue la joie de vivre. Comme on imagine la violence emporter le peuple brésilien.

*

En Avignon, par une chaude nuit de juillet sous un ciel étoilé, entre les deux grands platanes tordus et les arches de pierres vieillies du Cloître des Célestins, il arrive dans des habits de lumière, porté par de douces musiques venues d’une Espagne séculaire. Il est tour à tour pucelle guerrière, gitane androgyne, San Miguel exalté.

Il et elle chante, il et elle danse, il et elle est virtuose. Il est plus léger que ces airs, mélodies et sérénades qui nous bercent. Des étoffes raffinées et chatoyantes suinte tout l’érotisme d’un corps qu’on a peine à saisir, à nommer, qui fuit pour mieux nous happer.

Il est François Chaignaud. Il s’est échappé d’un autre temps et nous fait l’offrande des rouges et des ors de la grandeur des siècles pour mieux contrer notre fange, le sordide de nos jours.


Ces corps qui dansent sont des manifestes, des déclarations de guerre, d’amour. Ils sont ardents, porteurs de révolutions.

Pourquoi danser ? Pour transcender quoi ? Pour envoûter qui ? Qui est le Roi-Soleil ? À qui faut-il couper la tête ?

Ces corps qui dansent sont des devins qui pressentent la couleur du temps. Ils sont des paratonnerres qui captent nos colères. Ils sont des miroirs, des révélateurs qui font apparaître la beauté enfouie.

Ces corps qui dansent sont insolents, délinquants. Ils défient la loi de la gravité, l’ordre établi. Ils sont mus par une discipline, une rigueur et une ferveur qui appellent l’élévation.

Ces corps qui dansent me font danser aussi.


Où butine l’abeille, ainsi fais-je, chante Ariel, sur le point d’être libéré.

La pièce a pour titre La tempête.

Au-dehors, malgré l’azur éclatant, se déroule une tempête.

Terrible. Sournoise. Invisible.

Pour l’instant les mots n’y peuvent rien.

D’abord le corps vaincra.

 

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