La vie est là
(carnets)
#4
par
Martin
Faucher
15 mai 2020
Des goûts et des couleurs on ne discute pas.
Moi, si.
Au siècle dernier, dans une petite ville de province du Québec en noir et blanc, mon père avait un magasin de vêtements. C’était ce qu’on appelait un surplus d’armée. On y trouvait aussi des articles de chasse et pêche. J’imagine que ce qu’on pouvait y acquérir était de nature rugueuse, kaki et brunâtre, à carreaux rouges et noirs, étalé sur des comptoirs éclairés au néon. Je ne sais pas, c’était avant mon arrivée.
Par la suite, il vendit des vêtements pour hommes, de sévères complets sombres bien coupés, des chemises blanches immaculées, des cravates, ceintures, bretelles, bas, camisoles, caleçons. Les Canadiens français qui voulaient réussir dans la vie s’habillaient propres en 1964.
Fort de son succès, mon père ouvrit au 2e étage du magasin le Salon Jacqueline, du nom de son épouse. De ça, je me rappelle un peu. Beaucoup même. Des robes, des jupes, des blouses de toutes les étoffes, de toutes les couleurs. Les Canadiennes françaises prenaient plaisir à bien se vêtir dans le grouillant Québec de la Révolution tranquille.
Les samedis, je pouvais courir dans le gamasin à papa. Je m’engouffrais dans les racks de vestons et pantalons qui formaient de longs tunnels. J’entrais dans les cabines d’essayage comme on entre dans une caverne magique. Je me regardais longuement dans leurs miroirs, vêtu de vestons trop grands pour messieurs dans lesquels je disparaissais.
Puis, quatre à quatre, je grimpais l’escalier de bois blond qui menait au paradis. Le Salon Jacqueline, véritable boîte de crayons de couleur où la poésie des jupes et des robes, courtes ou longues, en laine, coton, gabardine et mousseline, ou en polyester, viscose, nylon et fortrel, aux imprimés psychédéliques, me faisait tout simplement délirer.
Un jour où j’aurais dû être à l’école, mon père m’amena avec lui dans la grande ville, Montréal. C’était une de ces tournées où il choisissait pour la prochaine saison un lot de vêtements chez les marchands de guenilles, des hommes venus d’ailleurs, chez les Juifs comme il disait. Ce jour-là était consacré aux achats du Salon Jacqueline.
Je me rappelle être assis sagement à côté de mon père dans une salle de montre en ciment gris dénuée de tout charme. Un monsieur qui parlait un français étrange nous présentait un à un des vêtements féminins. Des robes, des blouses, des manteaux, des jupes. Il y avait l’embarras du choix.
Et moi, devant un morceau qui me plaisait particulièrement, je murmurais : Oh, c’est beau ça papa…
Les festivals et les saisons de spectacles sont des espaces fantasmés, des boîtes de crayons de couleur qui ne demandent qu’à être ouvertes avec candeur et émerveillement.
Parcourir des mois à l’avance, sur papier ou sur écran, la programmation d’un festival ou d’un théâtre comme on marche dans une ville et se laisser guider par son instinct. Entrer dans cette ruelle cachée, déboucher sur une rue aux façades invitantes dont on se souviendra toute sa vie durant.
Bruxelles, Amsterdam, Paris, Santiago, Londres, Buenos Aires, Montpellier, Lausanne, Avignon, Berlin, Austin, Vancouver, Kyoto, Ouagadougou, autant de territoires occupés par le rêve. Y sont organisés des jeux de piste, des chasses au trésor.
Avoir envie de colorer sa ville. Orner des murs imaginaires avec de l’évanescent, de l’éphémère. Réenchanter son quotidien de textures, de nuances et de détails qu’on n’aurait pas cru possibles.
– Bonjour. Est-ce que je peux vous aider ?
– Ahhhh, je regarde seulement. Merci.
Fouiller avec frénésie dans la vastitude du bazar du monde, du bric-à-brac de son grenier à la réserve de son sous-sol, en passant par le luxe de son salon, avec le vif espoir de dénicher ce qui n’a pas encore été vu. Ou mal vu. Ou incompris. Ou mal-aimé.
Avoir la certitude que le flou que l’on cherche, ce je-ne-sais-exactement-trop-quoi existe, mais en plus beau.
Quel chant d’oiseau n’ai-je encore entendu ? Quel fruit produit cet arbre dont je ne connais toujours pas le nom ? Quel est le fleuve qui irrigue cette contrée aux consonnes et aux voyelles exotiques ? Quels sont les poissons qui y fraient ? Quelles algues frôlent ces poissons ? Quelles en sont les formes, les couleurs, les textures ?
Un festival est une myriade de questions posées par l’éternel enfant que nous sommes.
Parcourir pendant des jours et des jours un dédale de salles plongées dans le noir, éprouver une série de déceptions qui oscillent entre le rabâché, l’inoffensif, le trop cérébral, le plaisant, l’indigent, le moche ou le carrément pas bon.
Espérer encore la grâce de la révélation qui saura nous inspirer.
Et la joie, triomphante, féroce, d’avoir enfin trouvé cette voix forte, singulière, qui nous était inédite, cette voix fraîche qui saura résonner haut et fort dans toute son originalité, qui nous forcera à écouter la vie d’une oreille neuve, dans toute sa flamboyance !
Il suffisait de flâner avec ardeur.
Ils sont de partout sur la planète.
On m’a parlé d’eux, j’ai lu sur eux.
Je ne les connais pas.
Pas encore.
J’ai le désir de les fréquenter.
De m’approcher de leurs univers.
Leurs pays d’origine et leurs villes de résidence déclenchent inévitablement des images associées à leurs réalités sociales, politiques ou économiques.
Au poids de l’Histoire aussi.
Être surpris, dérouté par la découverte de leurs œuvres.
Manuela Infante vient du Chili.
Elle crée à Santiago.
Le fameux réalisme magique sud-américain. La poésie de Pablo Neruda. Allende et les espoirs de lendemains qui chantent, Pinochet et ses horreurs. Le militantisme dans les rues de Santiago l’automne dernier.
Louis Vanhaverbeke vient de ce nébuleux territoire belge qu’est la Flandre.
Il crée à Gand.
Les clairs-obscurs des toiles de Van Eyck, le mystère de son Agneau mystique. Les grotesques figures de carnaval de James Ensor. Le plat pays de Jacques Brel. La folle prospérité de l’économie flamande des années 1980. La présence menaçante de l’extrême droite.
Celle qui préfère que son nom débute par des minuscules, nora chipaumire, vient du Zimbabwe.
Elle crée à New York.
Angela Davis et la révolte des féministes afro-américaines. Les Black Panthers. La ségrégation raciale toujours persistante sous Trump. L’énergie folle qui se dégage lorsque l’on prononce le mot B-R-O-O-K-L-Y-N. La riche tradition ancestrale des corps africains qui nous fascine mais dont on ne sait pourtant presque rien.
Ses nom et prénom évoquent la Grèce tout entière de l’Antiquité à nos jours. Il se nomme Euripides Laskaridis.
Il crée à Athènes.
La pléthore de dieux et de déesses qui régissent l’univers. Ulysse, Socrate, Hélène. La tragédie. La philosophie. La naissance de la démocratie. Nana Mouskouri. La terrible crise financière.
Santiago, janvier, tard le soir dans la cour intérieure d’une école ou d’un couvent, je ne sais plus. La programmation du festival Santiago a Mil est foisonnante. J’y assiste pour la première fois et je m’y perds un peu. Estado vegetal de Manuela Infante est présenté en off du festival.
Manuela Infante fait d’un arbre centenaire aux ramifications généreuses le personnage principal de son récit. Cet arbre est souverain dans son quartier. Il bouscule l’ordre social, il est le refuge des démunis, des esseulés. Il est témoin de la mort aussi. Il bouge, il respire, il a une sensibilité bien à lui. L’intelligence des plantes et la critique de l’anthropocène placées sous le prisme du réalisme magique.
Je suis sous le charme. L’arbre séculaire de Manuela Infante a sa place à Montréal.
Il poussera à Espace GO.
*
Louis Vanhaverbeke est un inventeur hors pair. Au début de Mikado Remix, il se libère d’un aliénant monde virtuel pour mieux inventer un monde concret où la matière usinée domine. En bon Belge qu’il est, Vanhaverbeke patente une façon insolite de cuisiner des gaufres, que nous mangerons ! À la fin du spectacle, il se libère à nouveau, de la salle cette fois-ci, et arpente librement la ville à bicyclette. Nous aussi sommes libérés.
Je vois ce spectacle deux fois. D’abord à Marseille. La salle est un peu grande pour ce solo. Nous sommes peu nombreux, le spectacle provoque un impact moyen. Je revois Mikado Remix des mois plus tard à Valenciennes. La salle est plus petite et est bondée. Le public est fébrile. Le spectacle crée un engouement réel, chez moi aussi.
Ce patenteux technologique qu’est Louis Vanhaverbeke doit bricoler à Montréal.
Il le fera à Espace Libre et il roulera à bicyclette sur la rue Fullum.
*
J’ai vu le travail de nora chipaumire pour la toute première fois à Paris. Rendez-vous manqué. Son solo rendant hommage à son père m’avait agacé, j’avais trouvé le personnage scénique de chipaumire dérangeant, à la limite de l’arrogance.
Toutefois, dans les semaines et mois qui suivirent, je n’ai pu m’empêcher de repenser à elle. Je ne sais pourquoi, mon sévère jugement vacillait.
Un an plus tard, chipaumire présente à New York une pièce qui s’inspire de la figure iconique qu’est la chanteuse Grace Jones. 100 % POP fait partie d’un triptyque et est présentée chez Jack, un club de Brooklyn.
Par un soir glacial de janvier, j’arrive un peu hébété au spectacle m’étant égaré dans les rues désertes des alentours. 100 % POP est déjà commencé. Je suis dérouté par le dispositif scénique immersif dans lequel nous sommes invités à rester debout, à danser. chipaumire se révèle une interprète extraordinaire, engagée, explosive, mais l’ensemble de l’entreprise m’échappe.
Dans les semaines qui suivirent, encore une fois je ne peux m’empêcher de repenser à elle, des images de sa pièce persistent. Mon jugement vacille encore plus.
L’automne dernier on présente à Boston #PUNK 100 % POP *N!GGA, l’intégrale du triptyque de chipaumire. Je veux en avoir le cœur net, et puis après tout Boston est à côté de Montréal.
La salle de l’Institute of Contemporary Art convient à merveille au dispositif scénique qui permet ici de déployer pleinement la révolte rageuse de chipaumire. Le public est composé d’un mélange de Blancs privilégiés, financièrement aisés, et de jeunes Afro-Américains de la marge qui ne s’en laissent pas imposer. La soirée de plus de trois heures est une flambée chorégraphique et musicale mémorable.
Ce feu doit de toute urgence être allumé à Montréal.
Il le sera à Espace GO.
*
La Biennale de la danse de Lyon est une intense période à vivre. Des rendez-vous avec des artistes et leurs agents, de fructueuses conversations avec les collègues venus des quatre coins du monde. Une véritable ruche.
À la Maison de la danse, après un spectacle à grand déploiement qui m’a laissé plutôt indifférent, est présenté Relic, un spectacle solo d’un artiste que je ne connais pas du tout, Euripides Laskaridis. Il est presque 22 h. Je monte le petit escalier pour me rendre dans un espace étriqué qui peut contenir tout au plus 70 spectateurs. Le spectacle est court, ma longue journée est presque terminée.
Dès le premier battement de cil de Laskaridis, je suis emporté. C’est du clown, c’est du burlesque, c’est Mado Lamothe qui rencontre Beckett. La détresse de la solitude humaine magnifiée par des lumières vives, des effets sonores de dessins animés et des effets scéniques de fortune. Une cinquantaine de minutes qui passent à la vitesse de l’éclair.
La mythologie toute personnelle d’Euripides Laskaridis doit nicher à Montréal.
Ce sera d’abord Titans à Usine C.
Puis, en ouverture du FTA 2020, sur la scène du théâtre Jean-Duceppe, sa première pièce de grande envergure, Elenit.
Dans Elenit, est posée la question la plus importante qui soit : C’est quoi le problème ?
Les festivals, les théâtres sont des gamasins, des salles de montre pourvues de beaucoup de charmes.
Des hommes, des femmes et autres corps fluides y parlent les langues les plus diversifiées, y exécutent les danses les plus simples ou les plus sophistiquées.
On y voit se déployer, se déplier à l’infini des choses, des morceaux, des pièces de toutes les formes, de tous les genres et de toutes les couleurs.
Et moi, souvent, je ne peux m’empêcher de murmurer : Ooooh, c’est beau ça, papa…