La vie est là
(carnets)

#5

par
Martin
Faucher

25 mai 2020

Vivre à Montréal.
S’y perdre.
Y chercher sa route, son chemin.

Montréal où les beautés humbles d’une société majoritairement issue d’une tradition paysanne et catholique, puis ouvrière et catholique, opprimée, se percutent aux laideurs et aux banalités d’une modernité trouée par des autoroutes bétonnées.

L’érable argenté et les clochers d’église procurent une ombre bienfaisante aux bulldozers jaunes et rutilants.

Marcher dans les contradictions de Montréal, ses paradoxes linguistiques, religieux, laïques, économiques et culturels qui forment son unicité.

Il y a moins de 400 ans, tout ceci était champs, eaux et forêts.
Poissons, bêtes, fleurs et arbres.
Ici, avant, s’imposait la danse de la nature, le récit de ses éléments.

Prendre le temps de contempler, accrochés à des maisons en brique rouge, tous ces balcons, comme autant de petits théâtres aériens.

Ces balcons qu’on verdit et fleurit pour renouer avec ces champs disparus et ces forêts rasées, pour s’approcher du ciel où vole cette faune qu’on ne sait plus nommer.

Y glaner, soir après soir, dans ses nombreux théâtres, grands ou petits, des bribes de réponses à ce que je tente de saisir depuis toujours, l’air du temps, la densité du temps, l’inquiétude du temps.


À l’aube des années 1980, je fais l’apprentissage de l’écheveau du monde dans un Montréal on ne peut plus frénétique. Des artistes de tous âges et de tous horizons pansent nos plaies post-référendaires en faisant effrontément éclater nos complexes identitaires.

La planète au grand complet leur appartient, et par le fait même, à moi aussi.

Je redécouvre ces actrices et ces acteurs que je fréquentais d’habitude derrière l’épaisse vitre du téléviseur de mon enfance. Ils et elles prennent chair devant moi, bellement libres, lâchés lousses. Je suis inspiré par leurs corps décomplexés, sexués avec flamboyance, forts de leur vulnérabilité.

Je suis partout, aux quatre coins de la ville. Grandes salles d’abonnés, minuscules cafés-théâtres, lieux squattés par des troupes expérimentales. Je vais jusqu’au mythique Théâtre des Variétés où j’observe avec émotion la grande tradition du burlesque qui vit ses derniers instants.

Je n’ose me confronter au théâtre montréalais anglophone. Convictions politiques obligent, je balbutie à peine l’anglais. Plus tard la découverte de l’autre, du soi-disant ennemi.

Pour assister à l’effervescence de la création québécoise, à l’ancien Théâtre d’Aujourd’hui de la rue Papineau, nous devons passer par une cour intérieure un peu glauque, monter un abrupt escalier extérieur en métal, entrer dans un hall on ne peut plus exigu, puis redescendre dans la salle d’une centaine de sièges où trône en permanence, dans l’espace scénique, une insolente colonne de bois.

Un soir, j’assiste à La contre-nature de Chrysippe Tanguay, écologiste. L’auteur est nouveau, un certain Michel Marc Bouchard.

C’est l’histoire d’un couple homosexuel qui veut adopter un enfant et qui kidnappe une travailleuse sociale venue enquêter sur leur probité. La pièce m’apparaît sordide, amorale. La mise en scène d’André Brassard convoque toute la démesure de la mythologie grecque en plein appartement du Plateau-Mont-Royal.

Je suis dérangé, mystifié.

Le monde, ça peut être ça ?
Le monde, oui, ça peut être ça, entre autres.

La scène chorégraphique montréalaise est aussi en pleine ébullition.

Je sors du décrépit Théâtre Rialto secoué, ébranlé.
J’y ai vu des corps d’une vélocité affolante, des guitares électriques hurlant leur rage de vivre ; la loi de la gravité niée, la ligne du temps fracassée.

Le spectacle porte un titre déconcertant : Businessman in the Process of Becoming an Angel. Son créateur, un inconnu, Édouard Lock. Une des interprètes, une inconnue aussi, Louise Lecavalier.

Je descends l’avenue du Parc étrangement heureux.
Mon incompréhension grandissante du monde me rend puissant.
Cette incompréhension sera dorénavant mon feu, mon moteur.

Chaque création est une équation poétique composée d’inconnues qui s’inscrit dans le ciel montréalais.
Montréal est criblée de ces fantastiques équations.


Centre-ville de Montréal, rue Sainte-Catherine, 8e étage, bureaux du FTA.

Par les fenêtres en coin de mon bureau, on peut voir d’un côté le sommet de la Place Ville-Marie, de l’autre, des immeubles du Vieux-Montréal, au loin, de rares éclats du Saint-Laurent, tantôt bleutés, tantôt argentés.

D’un côté, on touche au Montréal de la modernité et de la Révolution tranquille, de l’autre, masquée par le Montréal de la Nouvelle-France, on devine à peine la nature généreuse qui l’a accueillie.

Le Montréal des Premiers Peuples est invisible, comme presque partout sur l’Île de la Tortue.

Les artistes qui viennent me rencontrer sont souriantes, timides.
Elles prennent place à ma table de travail, là où c’est le plus lumineux.
Par les fenêtres, Montréal s’offre à elles, devient notre horizon commun.

Ce moment de la rencontre est précieux, intime, autant pour elles que pour moi.
Elles sont venues me faire part de leurs désirs de création, me livrer des projets qu’elles couvent depuis de longs mois, voire des années.

Les mots se bousculent dans leurs bouches, se syncopent.
Pour traduire leurs rêves, cerner leurs contours, ces mots sont bien malhabiles, imprécis, nettement insuffisants.

Il y a des silences subits, des hésitations ; des points d’interrogation et des points de suspension, beaucoup de points de suspension.

J’écoute ces points de suspension, je les laisse flotter dans le ciel montréalais, jusqu’à ce qu’ils forment la promesse d’un monde nouveau.

*

Marie Brassard me parle d’un spectacle dont la prémisse est une phrase dite par sa nièce, Le Dieu a été mis chaos. Elle veut traiter de nos violences contemporaines, de nos solitudes. Elle me parle de conceptrices et d’interprètes japonaises, de colorées projections numériques en guise de décor, de sons trafiqués, de mélopées.

La douceur de la voix de Marie Brassard recèle des paysages envoûtants.
Je voyage avec Marie Brassard.
Violence s’érige devant moi, déjà en chantier.

*

Mélanie Demers est hantée par des images noires, des images d’une procession macabre, un défilé funèbre, grotesque, qui célébrerait avec démesure la fin d’un monde certain. Elle souhaite une débauche sur scène, une fête baroque et sauvage avec beaucoup de costumes, des robes bariolées, des bijoux clinquants, une meute d’interprètes, 9, 10, 12, qui déferlerait sur un grand plateau.
Une alternance contrastée de jouissances et de déchéances.
Une pièce apocalyptique.

La ferveur de Mélanie Demers est palpable.
La parade de Post coïtum n’a pas encore de forme, mais elle est bel et bien en marche.

*

Daina Ashbee a créé jusqu’à maintenant des solos d’une radicalité sans compromis. Le mystère féminin dans toute son impudeur. Après un premier essai à Venise l’an dernier avec de jeunes danseuses, Daina a envie de créer une pièce de groupe, sa première. Telles des sculptures vivantes, des femmes de générations diverses se mouvraient avec une lenteur extrême dans un jardin qu’elle qualifie de flottant. Daina souhaite étirer le temps. Le titre de sa pièce est un poème en soi, J’ai pleuré avec les chiens.

Ce jardin flottant où le temps se dilate dans un monde effréné est déjà semé.
Nous le regarderons pousser.

Marie Brassard, Mélanie Demers et Daina Ashbee redescendent rue Sainte-Catherine.
Elles se disséminent dans la ville et s’attellent à la tâche.


Il existe à Montréal une suite de chambres secrètes qui logent dans d’anciennes usines et manufactures tombées en désuétude, dans des écoles désaffectées, là, derrière les théâtres, là, en haut, au deuxième étage ; espaces protégés où règne un vide vibrant, territoires indispensables à la naissance d’un spectacle, les salles de répétition.

Lieux de toutes les utopies balbutiantes, les salles de répétition exigent humilité et modestie.

Franchir le seuil d’une salle de répétition et se dire en son for intérieur :
C’est ici que ça va se passer.
Ou pas.
C’est ici qu’on s’essaye.
C’est ici qu’on refait le monde.
C’est ici qu’on va peut-être échouer, mais pas pour longtemps.
Demain on se réessaye.

Marie Brassard, Mélanie Demers et Daina Ashbee habitent ces salles de répétition où se poseront les gestes les plus intimes, où se diront les choses les plus impudiques, où se vivront les silences les plus pleins.

Ces lieux sont des ateliers d’avenir.


Boulevard Saint-Laurent où les Montréal de cultures anglophone et francophone se rejoignent, où l’Ouest et l’Est se mêlent.

À un jet de pierre, sur la rue Saint-Dominique, le Théâtre La Chapelle.

J’aime ce bout de rue négligé, souvent sale, fier de sa différence, nowhere oublié de tout architecte urbaniste hautement diplômé, qui, en voulant trop notre bien, provoque souvent un terrible ennui aseptisé.

J’aime qu’en passant rapidement devant cet édifice anonyme de briques brunes, jamais on ne se douterait qu’un théâtre s’y loge.

J’aime son escalier de centre communautaire qui monte vers son guichet vitré grand comme un cagibi.

J’aime son modeste hall d’entrée et ses deux toilettes non genrées d’où, lorsqu’on en sort trop brusquement, on peut percuter un.e spectateur.trice les soirs de grande fréquentation.

J’aime la porte-accordéon en bois blond qui nous permet d’accéder à la salle aux murs en blocs de béton couramment utilisés dans la construction de gymnases d’écoles ou d’entrepôts industriels.

J’aime grimper son gradin qui fait crac, crac, marche après marche.

J’aime m’asseoir dans ses fauteuils défoncés recouverts de velours orange brûlé. Leur état de délabrement avancé me met dans une bonne disposition pour accueillir les propositions les plus diverses, les plus innovatrices comme les plus ratées.

À La Chapelle, je croise à l’occasion Marie Brassard, Mélanie Demers, Daina Ashbee ou Louise Lecavalier, elles aussi venues saisir le risque de l’inédit.


Nadia Ross et Christian Lapointe présentent à La Chapelle une première étape d’un spectacle. Ils explorent les différents sites de rencontres où la pornographie est l’enjeu pour parler du couple contemporain. 

Je suis captivé par P.O.R.N.
Ces échanges virtuels dans un jargon anglais technologique cru et ces photos et images vidéo de nature sexuelle explicites donnent le vertige.

Je suis convaincu qu’il faut présenter ce spectacle au Festival.
Je me demande ce que Nadia et Christian creuseront dans la poursuite du chantier.
Dans sa forme actuelle, P.O.R.N. est déjà percutant.
On verra bien.

*

Je ne connais pas Lucy May.
J’assiste un soir à un spectacle dans une Maison de la culture. Lucy May est assise à côté de moi.
Elle se présente, me dit qu’elle travaille à une pièce en collaboration avec un danseur de krump, une danse urbaine qui m’est inconnue.
La pièce sera présentée dans un an, probablement à La Chapelle.
Si jamais…

Un an plus tard, à La Chapelle, je suis soufflé par Anima / Darkroom.
7Starr, son interprète, est magnétique
Ça commence comme un spectacle de stand-up comic. En français et en anglais, 7Starr est redoutable de drôlerie.
Ça se termine comme un film de David Lynch, 7Starr s’estompe dans l’angoisse de ténèbres silencieuses.
Entre le début et la fin, le corps de 7Starr explose, virevolte, rugit, inquiète.
Le besoin viscéral d’être vu et entendu.

Anima / Darkroom n’est présenté que trois soirs seulement.
L’aventure doit continuer.

*

On m’a dit qu’Un temps pour tout, le spectacle où Sovan Rochon-Prom Tep réunit des complices de danses urbaines aux alias ardus à prononcer, Sangwn, Pax, Jigsaw, et des musiciens de jazz, est formidable.

Jamais je n’ai vu La Chapelle aménagée de manière si conviviale. L’espace scénique est partagé avec les spectateurs. Il y a des coussins, des plantes vertes, du thé. Le public est hétéroclite, familial. Des enfants courent autour de la scène, sur scène aussi. Ces danseurs virtuoses issus de communautés artistiques marginalisées sont d’une liberté absolue. La musique live nous transporte.
Un spectacle comme si on était invité dans le salon de ses nouveaux voisins.

Ce geste généreux et tonifiant qu’est Un temps pour tout doit absolument se poursuivre, car il procure un bienfait rare.


Je ressors de La Chapelle étrangement heureux, puissant.
L’incompréhension du monde est toujours mon moteur, mon feu.
Lorsque j’arrive à tirer des fils de l’écheveau grandissant du monde, j’éprouve quelque satisfaction.

Je rejoins le boulevard Saint-Laurent.
Je me confonds dans l’Ouest et l’Est de Montréal.
Je lève la tête, je vois dans son ciel de nouvelles équations et leurs inconnues.

Vivre à Montréal.
Y chercher son chemin, sa route, pour longtemps.

 

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