La vie est là
(carnets)

#6

par
Martin
Faucher

3 juin 2020

Être chez soi.
Dans le confort douillet de son intérieur.
Avoir tout. Ne manquer de rien.
Vivre, respirer.
Tourner en rond.

Après avoir mangé rapidement et souvent n’importe quoi ; après avoir regardé à la télévision des indices boursiers plonger sous une barre qu’on ne voit jamais et causer l’indigence, ressentir le besoin de sortir, s’échapper, prendre l’air.

Sortir de soi.

Marcher dans les lumières trop vives de la ville alors que le soir tombe.
Avoir les yeux fatigués de la méchanceté du monde, de sa négligence, de sa paresse, de sa cupidité, de son aveuglement.

Passer devant des boutiques de téléphones magiques qui hypnotisent le regard et le soudent dans le creux de la main, de comptoirs regorgeant de beignes fourrés au glucose plutôt que du labeur de l’abeille ; passer devant des vitrines de vêtements et de souliers cheap qui singent luxe, glam et volupté, fabriqués par des enfants de huit ans de pays exotiques qu’on rêve de visiter en autocars climatisés.

Sur les trottoirs de ma ville, des mains tendues, car perdus nous sommes, car déracinés nous sommes, car dénaturés nous sommes, car abandonnés nous sommes.

Se sentir accablé, ne pas vouloir rester dehors.
Avoir besoin du calme, du noir.

Se réfugier dans une autre maison, une maison parfois grande, parfois petite, qui appartient à tous, habitée par des locataires joyeux, imprévisibles, qui parlent haut et fort, qui vont et qui viennent de mois en mois, de saison en saison.

S’asseoir dans un genre de salon ou de salle de séjour avec beaucoup, mais vraiment beaucoup de fauteuils.

Goûter en compagnie des autres solitudes assises à côté de soi le silence qui précède le fracas des mots et des gestes.

Regarder droit devant et se faire raconter le temps par ces joyeux locataires.

Hier, aujourd’hui, demain.

Une grande et longue histoire avant de s’endormir, comme l’enfant qui a peur des ténèbres avançant à grands pas.

Même si cette histoire il la connaît par cœur, l’enfant que nous sommes veut l’entendre à nouveau, de même que l’éternel étudiant que nous sommes qui veut comprendre le pourquoi du comment, de même que l’historien profane que nous sommes qui souhaite qu’elle s’amplifie, se complexifie, se nuance.

Encore, et encore, l’histoire.
Pareil pas pareil, plus jamais pareil.

C’est l’histoire de la jeune fille grecque qui meurt dans un tombeau parce qu’elle a osé désobéir à son oncle, le monsieur qui dictait les lois de sa ville.

C’est l’histoire de la dame norvégienne qui quitte son mari et ses enfants parce qu’elle ne peut plus respirer dans sa maison qui est pourtant si belle.

C’est l’histoire d’une jeune femme travestie en jeune homme pour servir son maître, qui tombe en amour avec l’ami de son maître et qui, confus, confuse dans ses habits, ne sait plus comment lui déclarer son amour.

Bellement inventées par le rêve ou tristement calquées sur la vie, des histoires pour se libérer la tête, des histoires pour rien, pour le plaisir de raconter, des histoires pour mieux affronter demain et après-demain.

Rester éveillé.
Le plus longtemps possible.


This is the end
Beautiful friend
This is the end
My only friend, the end
– Jim Morrison / The Doors

 

D’un article de journal à l’autre, d’un aéroport à l’autre, d’une traversée de l’Atlantique à l’autre, se fait entendre dans le creux de mon oreille cette chanson enfumée susurrée par une très vieille chanteuse grecque du nom de Cassandre. 

Dying on Stage / Dying Together / The Way she Dies.

Depuis des années, voir ces spectacles aux titres implacables, comme l’évidence qui nous frappe mais que nous n’avons pas le courage de nommer. Depuis des années.

La chute.
L’effondrement redouté.
La fin appréhendée.
Avec art, avec raffinement ou délicatesse peut-être, mais la fin tout de même.

Acheter un parfum capiteux dans une boutique hors taxe d’aéroport.


Prendre l’avion pour Toronto.
Aller voir un spectacle qui célèbre une mère décédée à la suite d’un cancer fulgurant. 

Declarations de Jordan Tannahill.

Un texte écrit d’un seul jet par son auteur dans l’avion qui le ramène chez lui entre Londres et Toronto après l’annonce de la terrible nouvelle.

Par les fenêtres du taxi, observer d’un œil dubitatif tous ces nouveaux gratte-ciel, riches, puissants, rutilants.
Qui travaille, qui habite là-haut ?
Qui est heureux si près des cieux ?
Quels oiseaux se fracassent contre ces vitres étincelantes ?

Canadian Stage, rue Berkeley.
Toujours cette émotion de voir des espaces utilitaires désuets transformés en lieux consacrés à l’imaginaire.
Ici, un bâtiment industriel en brique rouge du début du XXe siècle qui abritait une vaste salle de pompage de gaz.

La salle de plus d’une centaine de places est dépouillée, une énergie réelle circule déjà.

Presque rien sur la scène.
Au sol, un carré blanc ; suspendues, des lampes au néon.
La force de l’espace vide.

Declarations.

Cinq interprètes lancent pendant plus d’une heure des phrases en apparence banales qui célèbrent la vie dans tout son foisonnement.

Des gestes libres, presque accidentels, qui font surgir le sens. 

This is the thing
This is not the thing
This is my mother crying
This is her ghost

La fin du spectacle est galvanisante.

Shake shake momma shake momma shake shake
Shake with tears

Les corps sont secoués.
Sur scène comme dans la salle.

Je sors du théâtre plein, vibrant, vivant.
J’emporte cette vie dans l’avion qui me ramène à Montréal.
Je suis vibrant dans le ciel.


Janvier 2013, New York et son excitante forêt de gratte-ciel.

Un après-midi ensoleillé dans un loft de Soho.

Je suis ici à la suggestion de Marie-Hélène Falcon, fondatrice du FTA au flair infaillible.
Je viens assister à la présentation d’un ambitieux projet qui en est à sa première étape de création, Holoscenes.
Le créateur, Lars Jan, nous parle de l’inéluctable montée des eaux un peu partout sur la planète.
Son projet, un grand bassin vitré dans lequel des gens vaquent à leurs activités quotidiennes —  lire le journal, faire le ménage, jouer de la guitare —, malgré les deux tonnes d’eau qui les submergent subitement.

L’extrême adaptabilité des humains.

Les images vidéo sont magnifiques.
La réalité qu’elles décrivent terrifiante.

Au cœur de Manhattan et de l’American Dream, pas très loin des Twin Towers qui ne sont plus, je ne peux m’empêcher d’associer Holoscenes aux images de The Poseidon Adventure, Earthquake, The Towering Inferno, des films catastrophes vaguement ridicules de mon adolescence.

Holoscenes n’est pas ridicule, hélas.

This is the end.
Beautiful friend.

Holoscenes à Montréal est essentiel.
L’ampleur du projet rend la chose ardue.

Après plusieurs tentatives infructueuses et une urgence climatique qui n’a cessé de croître depuis sept ans, l’année 2020 est enfin le moment de sa présentation.
Non.
La catastrophe nous aura rejoints.


Les environs du métro Mont-Royal sont parcourus de manière erratique par des hommes et des femmes que je crois être en provenance du Grand Nord, là où je ne suis jamais allé.

Mon ignorance des peuples autochtones est immense.

Par nuits froides, je sais qu’ils dorment dans les entrées des banques et des caisses de mon quartier.
Dénaturés.

Salle Jean-Claude Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, à moins de 10 minutes du métro Mont-Royal.
Aalaapi, un spectacle peuplé de voix des femmes du Nunavik.

J’apprends qu’Aalaapi en Inuktitut veut dire faire silence pour entendre quelque chose de beau.

Occupant tout l’espace scénique, une simple maison.
Deux femmes dans le confort douillet de leur intérieur.
Autour, la blancheur, l’immensité du silence sonore du Grand Nord.
Être chez soi.
Jeux de cartes, radio, chants de gorge, préparation du repas.
La cuisson de la banique embaume la salle, le public.

Embrasser tradition et modernité.
Ne manquer de rien.

Ressortir du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.
Marcher dans les lumières trop vives de sa ville.
Retourner chez soi dans la nuit froide.
Voir ces hommes et ces femmes venus de loin dormir dans la chaleur des guichets automatiques débordant de billets de banque.

Détester la barre invisible de l’indice boursier.
Souhaiter un NIP universel. 


Festival d’Avignon, juillet 2018.

Avignon, infernale machine théâtrale, indomptable bête à mille têtes qui ne demande qu’à combler le révolutionnaire insatisfait que je suis.

Y chercher dans sa profusion le ferment d’une vie simplement meilleure.

Gymnase Aubanel.
Lieu voué durant l’année aux élans sportifs.
Dans la moiteur de l’été, lieu offert aux récits, fictifs ou réels.

Revoir avec bonheur un spectacle que l’on a vu il y a deux mois à peine à sa création à Bruxelles.
La reprise. Histoire(s) du théâtre (I)
de Milo Rau.

Regarder ce spectacle déjà puissant resserrer les fils de sa trame dramatique où le tragique de la vie quotidienne s’exprime, mine de rien.
Être encore plus touché par son essentiel.

Sur scène, des actrices et des acteurs professionnels et amateurs, sans distinction apparente.
Des femmes et des hommes.
Un chien aussi.

Milo Rau dit de son théâtre qu’il est d’un réalisme global.
La réalité le fascine, sa mise en forme sur scène le passionne.
Est posée une question ample mais simple : Que signifie « vérité » au théâtre ?

Pour tenter d’y répondre, la mise en scène d’un sordide fait divers ayant eu lieu récemment dans la ville de Liège.
Un dispositif scénique qui évoque le morne de la ville et le désarroi de ses habitants.
Est palpable la violence pernicieuse qu’a engendrée un taux de chômage excessif et chronique.
Être témoin de la reconstitution du meurtre gratuit d’un jeune homme perpétré par quatre hommes sans histoire.
Parce qu’il était différent, gay. Peut-être.
Ou par ennui. Peut-être.
Voir en action les ravages du désœuvrement contemporain.

La banalité de l’insoutenable, de l’horreur, de l’inhumain portée par le travail humble, entier et sincère des interprètes.

Le théâtre comme coup de poing social.


Paris, juin 2019, entre la Gare du Nord et le boulevard de La Chapelle, à la limite du Xe arrondissement.

Quartier populaire et animé où plusieurs restaurants et commerces aux enseignes sri-lankaises, indiennes et pakistanaises ont pignon sur rue. Un peu plus loin, de l’autre côté du boulevard, zone chaude où sont alignés des dizaines et des dizaines de tentes, bouts de tôle, boîtes de carton, bâches de plastique et autres abris de fortune dans lesquels s’entassent sans-abris, marginaux, migrants et réfugiés légaux ou illégaux, population précaire et miséreuse.

Je détourne le regard, un peu honteux.
Je ne sais comment composer avec cet autre Paris.

Je quitte la rue, j’entre dans un hall banal, je longe un corridor aux murs grisâtres et, retenant mon souffle, j’entre dans un endroit hors du commun qui suspend magistralement le temps.

Je suis aux Bouffes du Nord, joyau théâtral plus que centenaire, abandonné à son propre sort pendant de longues années, puis miraculeusement réhabilité.

Je m’assois, le cœur battant.
Je suis enveloppé d’une splendeur étrange.

Je ne me lasse pas de détailler cette ruine majestueuse, ces murs délabrés, décatis, profondément marqués par le passage du temps, ces moulures et stucs finement ouvragés, ces balcons qui tiennent par la volonté d’on ne sait quel fantôme d’actrice ou de chanteur de music-hall, cette élégante verrière qui perce le plafond ornementé et qui élève le regard.

Ces ors, ces rouges, ces ocres, ces splendeurs triomphantes me plongent dans un passé glorieux, dans un futur craintif, dans un présent qui en est à son point de bascule.

L’aura de Peter Brook, le grand Peter Brook, le maître des lieux, le sauveteur de cette extraordinaire épave est présente, partout.

L’esprit théâtral qu’il n’a eu de cesse de raffiner au fil des décennies plane, des hauteurs des balcons et des cintres jusqu’au parterre, de l’arrière-scène et les coulisses jusqu’aux dernières rangées.

Son profond amour du théâtre, de la vie, infuse chacun d’entre nous.

Et je me mets à penser à toutes ces femmes, à tous ces hommes de théâtre qui, depuis des siècles, ont laissé leur marque, leur sueur, leurs doutes, leurs élans créateurs dans le vide chargé des théâtres, qu’ils soient vénérables ou neufs, bourgeois, underground ou éphémères, de Londres, de Madrid, de Buenos Aires, de Tunis, de Beyrouth, de Montréal.

Théâtres du monde entier.

À la pensée de ces milliers d’histoires racontées en leurs murs, encore et encore, je souris, je respire.

Le spectacle commence.

Why?
La toute dernière œuvre de Peter Brook et de sa complice Marie-Hélène Estienne.

Deux actrices et un acteur arrivent en toute simplicité et racontent cette chose si belle qu’est le théâtre.

Comment il se fait. Comment il se vit.
Avec trois fois rien.

La puissance d’évocation inouïe du trois fois rien.

Les murs des Bouffes du Nord résonnent dans ce que Peter Brook a nommé de manière si géniale, l’espace vide.

L’     es   pa   ce     vi   de

L’         es       pa     ce                     v i d     e

Terrain de jeu pour l’âme.

Le spectacle bascule vers le récit du destin tragique du metteur en scène russe Vsevolod Meyerhold. Fervent partisan de la Révolution de 1917, Meyerhold a inventé un théâtre théâtral, loin de tout naturalisme, pour inspirer le peuple, l’élever, lui donner l’élan d’une vie meilleure.

Posant avec ses spectacles aux mises en scène avant-gardistes des questions fondamentales qui contestaient le pouvoir, Meyerhold est froidement exécuté en 1940 sous les ordres de Staline.

C’est par le récit des derniers instants de Meyerhold que le spectacle se termine.

Les trois interprètes sont face à nous et nous disent avec la plus grande des simplicités :
Il y a trois vérités :
Ma vérité.
Ta vérité.
Et la vérité.


Je sors des Bouffes du Nord.
Je sors de chez moi.

J’emporte la splendeur du théâtre, ses ors, ses rouges, ses ocres, Meyerhold, Peter Brook, le souffle des actrices, de l’acteur.

Un espace, vide.

J’ai tout pour le remplir.

 

Carnet  précédent TOUS LES CARNETS

The Poseidon Adventure (1972) | Bande-annonce