La vie est là
(carnets)
#7
par
Martin
Faucher
12 mai 2020
Je flotte dans un temps confus, flou, indécis, entre nostalgie et utopie.
Hier et avant-hier, les délicieusement négligents.
Demain et l’urgence, demain et le réengagement.
Ces dernières semaines, deux comédiennes, grandes, que j’aimais, une chanteuse, grande, que j’aimais, se sont éteintes.
Monique Mercure, Michelle Rossignol et Renée Claude, en nous quittant, ont avivé leurs coups d’éclat, personnages démesurés, convictions poétiques et chants doucement flamboyants, la gloire d’une époque où absolument tout était possible dans un Québec aux horizons sans limites.
Une vie à faire leurs les mots de l’autre, à sonder les méandres de sa pensée, à déchiffrer une partition complexe, diablement bien écrite, et à l’incarner avec férocité, élégance et raffinement dans le pur plaisir du moment présent, de l’éphémère peut-être, mais un éphémère inscrit dans une forme certaine d’éternité.
L’empreinte tenace et ô combien bienfaisante des artistes au long cours.
Je marche dans les rues de ma ville.
Après une trop brève période d’accalmie, à nouveau la rumeur des voitures rue Saint-Denis.
Je regarde les façades et vitrines des boutiques, restaurants et théâtres aux regards éteints. Je ne sais ce qui va subsister, ce qui du passé constituera nos lendemains.
Préserver l’essence de ceux qui nous ont précédés, passer le feu à d’autres mains.
Je lève les yeux. Entre les branches des arbres au feuillage fraîchement éclos, je contemple ces corniches de fer-blanc, de tôle, de cuivre et de bois, ornées de jolies figures géométriques, de motifs floraux, végétaux ou animaliers délicatement ouvragés.
Je pense à ces nombreuses mains d’ouvriers, artisans patients, sensibles, humbles, à leurs savoir-faire destinés autant à l’utilitaire qu’au plaisir des yeux, savoir-faire qui ne s’enseignent plus, ou trop peu.
Je pense à Venise la sérénissime, la lointaine Venise qui étouffait sous le poids de bibelots de pacotille et de gratte-ciel flottants, Venise qui s’est remise à respirer, à revoir l’eau claire de ses canaux dans lesquelles nagent de gentilles méduses.
Venise qui à nouveau s’offre aux hordes barbares que nous sommes devenus.
Et je pense à Alep, une des plus vieilles villes du monde, jadis opulente, riche, éblouissante, escale incontournable de la Route de la soie.
Alep la millénaire, aujourd’hui ruines et désolations.
Au Monument-National, boulevard Saint-Laurent, Alep. Portrait d’une absence, spectacle créé par les Syriens Mohammad Al Attar, Omar Abusaada et Bissane Al Charif.
Rentrer chez soi avec l’imagination pour seul bagage.
Observations, sensations, anecdotes, la force des mots pour évoquer le faste passé d’Alep, célébrer son quotidien animé.
Dix interprètes montréalais de toutes origines devaient donner corps et voix aux témoignages des habitants d’une ville aimée.
Reconstruire un lieu qui n’existe peut-être plus.
S’interroger sur ses propres espaces sacrés et leur disparition possible, éventuelle ou avérée.
Le pouvoir de la mémoire face à la destruction.
Depuis des mois, aucune histoire ne s’est contée sur nos scènes.
Les théâtres sont vides, les fauteuils des spectateurs inoccupés.
C’est une autre histoire qui se déploie, ailleurs, inattendue et déconcertante, jour après jour.
À la radio, dans les journaux.
Dans les rues, dans les maisons, dans le ciel.
C’est l’histoire de notre clinquante prospérité, de notre confort climatisé, qui, au final, se révèle être l’histoire honteuse de notre pauvreté, de l’injustice généralisée, de l’indignité.
C’est l’histoire d’hommes et de femmes qui, au bout d’une longue vie remplie de bonheurs et de labeurs, meurent seuls, sans pouvoir entendre le chant des oiseaux à nouveau audibles, sans prendre dans leurs bras, pour une dernière fois, ceux qu’ils aiment, nous, leurs enfants.
C’est l’histoire de la beauté par la cupidité bafouée, par l’insensibilité piétinée, qui, à toute heure du jour et de la nuit reprend ses droits, s’infiltre dans chaque faille, brèche et crevasse des ahurissantes ruines mégalomanes que sont nos villes et nos banlieues.
Pendant que cette histoire se racontait, il y eut à la fois neige et canicule en mai, fruits et légumes qui ne demandaient qu’à pousser.
Il y eut chez nos voisins du Sud la tragédie de George Floyd, cet homme qui voulait respirer.
Cette tragédie qui a duré 8 minutes 46 secondes aurait pu se passer chez nous, se passe chez nous.
Alors il nous faut remonter sur nos scènes, s’emparer de ce nouveau présent.
Il nous faut imaginer de nouvelles histoires, les raconter, les danser, encore, encore et toujours, et encore, pour que chacune et chacun respirent.
Librement.
Le FTA 2020 s’est terminé il y a 9 jours.
Juin a commencé il y a 12 jours.
Nous sommes arrivés à ce qui commence, écrivait Gaston Miron.
Un certain esprit des 22 spectacles prévus a plané pendant ces 15 jours où, en temps normal, pour mieux vivre la vie par l’art, le Festival suspend le temps, le densifie, l’accélère.
Cette année, le temps des écrans, le temps de l’isolement, le temps du recueillement.
Cette édition 2020, celle qui n’a pas eu lieu, aura été celle du conditionnel.
Ce temps de verbe qui appelle la mélancolie.
La tristesse de la joie qu’il y aurait eu à découvrir ces 22 œuvres, à les regarder de tous nos yeux, à les goûter de toutes nos oreilles.
Même les créations les moins réussies, même les spectacles qui nous auraient rebutés, déçus, déplus, nous auraient procuré de la joie.
Dans leurs formes les plus accomplies ou à leurs premiers pas, les 22 spectacles qui formaient ce périple artistique sous l’enseigne de La vie est là m’ont traversé de part en part avec bonheur, avec douleur, comme cette douleur dite fantôme à la suite de l’amputation d’un membre.
L’hébétude de l’amputé.
Aujourd’hui, début juin, cette édition qui n’a pas eu lieu est bel et bien derrière moi.
Terminée.
Je le ressens physiquement, pulsation lente et sourde.
Quelque chose de réel, de tangible, se relâche, s’éloigne, me quitte.
Me libère.
Ce carnet est le 7e.
Le dernier.
Tenter de mettre un point final à ce qui demeure insaisissable, fuyant, grouillant, à cette énergie propre à chaque édition.
À ce qu’elle aura généré d’unique et d’inouï, envers et contre tout.
Ces carnets auront été le témoin des vertiges vécus depuis ce dévoilement virtuel du 17 mars où, par les fenêtres de mon bureau du 8e étage, le ciel de Montréal était beau, bleu, pur comme jamais.
La vibration des couleurs durant des situations extrêmes.
La profondeur du silence qui nous renvoie à la futilité de nos babillages inutiles.
Capté par l’œil bienveillant de la caméra, dans la vive inquiétude généralisée, je lâchais dans l’espace la programmation entière.
Pour que la vie vive.
La chose la plus délicate de ce dévoilement du 17 mars, la plus grave, fut le choix des fleurs à placer derrière moi.
Ces fleurs qui, dans la fragilité de leur unicité, une fois déployées en bouquet me donnent du courage.
Je tenais à ce qu’il y ait des fleurs à mes côtés.
Coûte que coûte.
Depuis quelques jours, une baleine à bosse batifole dans le port de Montréal.
Elle apparaît et disparaît malicieusement dans les eaux du Saint-Laurent.
Elle nargue les nombreux comptoirs de junk food de la Place Jacques-Cartier, les boutiques du Vieux-Montréal qui vendent des babioles en fourrure synthétique et à plumes de nylon, les kiosques de foire offrant ces pâtisseries bien grasses et abondamment saupoudrées de sucre blanc que sont les queues de castor.
La baleine à bosse n’est pas dans son habitat naturel.
Elle s’est égarée dans l’Île de la Tortue.
Cette présence incongrue et passagère réjouit, interroge, ravit, inquiète.
Elle s’est finalement échouée au large de Montréal.
Dénaturée. Seule.
Heurtée par un bateau.
Ces carnets se veulent aussi un prologue à ce formidable inconnu qui nous attend.
À l’envie furieuse de bâtir un monde qui étonne, détonne, enchante.
Par l’art et les fleurs.