SIERRANEVADA constitue la suite d’un travail chorégraphique amorcé avec Data (FTA, 2015) qui s’est poursuivi avec bang bang (FTA, 2017). Vous y reprenez d’ailleurs le motif de la dépense physique. Qu’avez-vous décidé d’approfondir ou de renouveler à cet égard ?
Il s’agit d’un troisième solo où j’explore l’expérience physique d’un corps dans une tâche spécifique. Avec bang bang, j’ai voulu progressivement entrer dans une expérience plus performative du corps, afin de me distancer de l’aspect formel et esthétique que proposait Data.
Grâce à la répétition, j’ai poussé la demande et l’endurance physiques à un autre niveau. Il est possible d’interpréter les sauts répétés comme une image du capitalisme.
En excédant les limites du corps, ils évoquent l’aliénation de nos comportements humains et l’incohérence du niveau de croissance du monde actuel. Cela dit, je ne cherche pas à aborder cet aspect de manière frontale.
J’écris la partition chorégraphique de SIERRANEVADA à partir de ce premier niveau, mais je désire poursuivre la réflexion ailleurs.
Cette fois, je travaille une très grande dépense énergétique au service d’une recherche plus subtile et approfondie de la sensation.
Dans une époque où je sens que nous sommes saturés d’informations, j’explore quels types de communication peuvent émerger de la singularité d’une expérience kinesthésique. Même si c’est un format qui peut s’avérer assez hermétique, j’ai l’intuition qu’il y a un potentiel à explorer ici.
Une longue période de documentation sur l’anthropocène nourrit vos solos depuis les dernières années. Où en êtes-vous aujourd’hui par rapport à ce sujet ? Quelles questions animent votre processus de recherche ?
Deux nouveaux pôles animent ma recherche actuelle : l’effondrement et la disparition.
Il y a quelques mois, je suis tombée sur la notion de collapsologie de Raphaël Stevens et Pablo Servigne dans leur essai Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (2015). La collapsologie est le champ d’étude multidisciplinaire abordant le potentiel effondrement de nos civilisations post-industrielles.
Elle relève de cette idée que nous fonçons tout doit vers un mur alors que nous avons atteint un point de non-retour à tous les niveaux de notre existence humaine : environnemental bien sûr, mais également social, politique, économique, voire même spirituel. C’est un ouvrage sombre, mais qui ouvre sur une ouverture, car en considérant l’effondrement de notre civilisation comme quelque chose d’inévitable, on soulève la question de l’après ; celle du futur à construire, ici et maintenant, ensemble.
Autour de cette idée viennent aussi toutes les notions de décroissance, de simplicité volontaire, de changement de paradigmes politiques et économiques, de basculement au sein des systèmes de pensées et de croyances… Les ramifications de cette crise sont tentaculaires.
Pour Servigne et Stevens, les artistes sont d’importants vecteurs de changement puisqu’ils échappent à cette complexité grâce à leur impact à plus petite échelle, c’est-à-dire à un niveau social local.
Cet aspect de l’ouvrage m’a beaucoup inspiré. Il fait écho aux propos de Naomie Klein qui parle de la colonisation de nos imaginaires par le néolibéralisme.
Je me suis demandé, comme humain, citoyen et artiste, quel(s) potentiel(s) ou quel(s) changement(s) ma pratique peut-elle déclencher à un niveau local ? Quels récits alternatifs peut-elle générer face à l’appréhension de cette catastrophe à venir ? Comment décroître en tant qu’artiste ? Comment réinventer un monde qui épouse un peu mieux nos aspirations intimes et universelles ?
Comment s’incarne et se déploie, dans le corps et l’espace, cette préoccupation de l’effondrement et de la disparition dans votre proposition ? Quels aspects de la répétition vous permettent d’explorer une résistante écologique ?
Je m’intéresse au changement à un niveau intérieur et partagé. Une conscience corporelle change une manière d’être-au-monde, cela affine une présence, une écoute.
Pour certains, cette idée est spirituelle et idéologique. Pour moi, elle est très concrète et passe par une pratique somatique quotidienne comme la méditation, le yoga ou le mouvement continuum.
La qualité de l’attention que l’on porte à soi et à autrui peut éveiller d’importantes résonances qui peuvent s’étendre jusqu’au plan social. Cette question de la coprésence et de l’expérience partagée est centrale à ma démarche actuelle.
La pièce cherche à créer un lien avec le public qui soit inclusif, invitant, et où je deviens un « véhicule communiquant » de sensations, de visions poétiques ou politiques, de questionnements.
D’une certaine façon, je cherche à entrer en contact avec le public, mais par la porte d’en arrière. L’espace dépouillé de ma proposition, très près du studio de répétition, va aussi dans ce sens. Il me permet de maintenir la création dans cette idée de processus, de rencontre, et non pas de produit de consommation culturel.