Les cahiers
des Respirations

#1

par
Emmanuelle
Jetté

14 janvier 2021

L’on se souviendra essentiellement de 2020 comme d’une année maudite, une parenthèse éprouvante. En ce début de nouvelle année, on reprend notre souffle, on fait le bilan des bons coups malgré tout.

Ce « malgré tout » des espoirs quotidiens, des efforts continus, aussi modestes soient-ils. C’est cette ténacité qui m’a animée tout au long de l’automne à force de découvrir chacune des Respirations du FTA.

Trois chorégraphes ont particulièrement attiré mon attention pour leur capacité à faire face à l’imprévisible tout en résistant à notre nouvelle réalité. Alors que la ville s’est en partie vidée pour favoriser un mode « à distance », ces trois artistes sont allées à la rencontre des espaces et des manières de les habiter, pleinement. En s’ancrant dans le présent, elles ont adopté un autre rythme de travail afin de poursuivre leurs recherches, coûte que coûte.


The Conditions – Lucy M. May

Lucy M. May est une danseuse et chorégraphe nouveau-brunswickoise établie à Montréal. Elle devait présenter au FTA 2020 la performance Anima / Darkroom (2019), conçue en collaboration avec le danseur de krump 7Starr. Elle travaille depuis octobre 2019 à la pièce The Conditions, troisième création d’une série consacrée à l’écologie des lieux.

À travers ses œuvres, Lucy M. May explore la relation entre le corps et son environnement : en quoi le corps se modifie-t-il au contact de l’espace et comment l’espace évolue-t-il sous l’effet du mouvement humain ? Elle cherche à comprendre ce qui relie l’infiniment grand à l’infiniment petit, ce qui motive chaque réaction physique, aussi imperceptible soit-elle – une larme, un frisson, des papillons –, et de quelle façon ces sensations influencent son geste.

« What binds micro to macro? Macro to micro? » 
– Lucy M. May

 

Lucy M. May

Dans The Conditions, l’artiste investit cette fois-ci la galerie d’art, un lieu propice au silence et au recueillement. En communion avec les œuvres exposées, la danseuse fait vibrer l’espace, l’habite de ses impulsions et nous amène à réfléchir à notre propre présence dans la galerie. L’expérience des visiteur·euse·s de ce lieu si intime rappelle celle des interprêtes en processus d’improvisation. Tout en étant tourné vers soi, vers l’intérieur, le regard s’imprègne de son contact avec l’extérieur, avec l’autre, avec ce qui l’entoure.

The Conditions rassemble déjà une équipe nombreuse. Lucy M. May est notamment accompagnée de Maisie O’Brien, une artiste travaillant le papier, de l’éclairagiste Jon Cleveland, de l’artiste visuelle Francesca Chudnoff, des compositeur·trice·s Patrick Conan et Vicky Mettler, et des danseur·euse·s Ja Britton Johnson, Sovann Rochon-Prom Tep, Marie-Reine Kabasha et Peter Jasko. Dans l’attente de pouvoir investir à nouveau les galeries et salles de répétition, la chorégraphe se concentre présentement à la création d’une trame musicale avec son équipe.

 


no place – Amanda Acorn

Chorégraphe originaire de Toronto, Amanda Acorn intègre à son travail artistique une pratique du corps ancrée dans le mouvement et le soin thérapeutique. Le soutien qu’elle reçoit dans le cadre des Respirations est une façon pour le Festival de poursuivre le dialogue déjà amorcé en 2016, alors qu’elle présentait au FTA la pièce multiform(s), une œuvre immersive et envoûtante.

Amanda Acorn travaille depuis plus d’un an sur la performance no place, qui met en scène six danseurs et danseuses, Robert Abubo, Lori Duncan, Bee Pallomina, Ann Trépanier, Benjamin Landsberg et Justin DeLuna, dans une installation de l’artiste visuelle Lauren Wilson. no place investigue la notion d’utopie en tant que manière d’être. La chorégraphe explore le vivre-ensemble en misant sur l’empathie des participant·e·s. Au cœur du processus, l’improvisation collaborative permet un espace de création malléable, toujours en phase avec la sensibilité de chacun·e des interprètes.

no place tente de connecter naturel et industriel, animé et inanimé. Les performeur·euse·s entrent en dialogue avec la matière, à la fois organique et artificielle : branches peintes au sol, prothèses texturées, objets transformés. Les corps, mi-humains, mi-matériaux, construisent et déconstruisent les paysages dans une chorégraphie brouillant les frontières des perceptions. La performance s’ancre dans un lieu hybride, sculptural, pour mieux rêver cette utopie qu’elle convoque.

Alors que la pandémie a obligé la chorégraphe à interrompre le travail physique, Acorn a astucieusement détourné son processus de création en ligne l’été dernier. Elle poursuit actuellement sa réflexion sur l’interdépendance du corps à son environnement à travers la conception des costumes avec l’artiste Sarah Doucet.


Le fil des jours – Catherine Lavoie-Marcus

Le projet de la chorégraphe Catherine Lavoie-Marcus a pris racine en pleine pandémie, dans un besoin impérieux de se retrouver. Le FTA s’est intéressé au travail de l’artiste dans ce contexte où il semblait de plus en plus invraisemblable d’envisager une pratique de la danse en collectivité. Le fil des jours met pourtant en scène 17 interprètes et trois musicien·ne·s dans une œuvre dansée in situ, une partition qui permet de « s’assembler sans se rassembler », malgré tout.

Tout comme Lucy M. May et Amanda Acorn, Catherine Lavoie-Marcus se met à l’écoute des corps, autant ceux des interprètes que ceux du public, à leur interrelation et à leur rapport à l’espace. Dans un relais gestuel silencieux, les danseur·euse·s invitent le public du Fil des jours à une excursion chorégraphique pour (re)découvrir l’ancien hôpital Royal Victoria situé sur le flanc du mont Royal, hors fonction depuis 2015.

« Que peut notre voix citoyenne dans la réhabilitation d’une entité aussi colossale ? »
– Catherine Lavoie-Marcus

 

Alors que certains de ses bâtiments ont été temporairement reconvertis, entre autres en une clinique pour personnes itinérantes et un centre d’hébergement pour demandeurs d’asile, une partie du Royal Victoria sera bientôt rénovée et réaffectée. Sa vocation communautaire sera-t-elle conservée ? Par son geste de création, Catherine Lavoie-Marcus cherche à conscientiser le public sur cet enjeu d’actualité : quel rapport entretenons-nous avec notre ville, nos infrastructures et avec ceux et celles qui les fréquentent ?

Les mesures pandémiques ayant restreint les possibilités de se réunir, la chorégraphe riposte en refusant l’isolement individuel. Si distanciation il y a, elle sera vécue en groupe : ensemble contre l’adversité. Bien que l’arrivée de l’hiver rende les répétitions plus difficiles, le projet a tout de même évolué au cours des derniers mois, notamment grâce au soutien de la Galerie Leonard et Bina Ellen de l’Université Concordia. Une étape de travail a en effet été réalisée en octobre 2020 dans le cadre de la prochaine exposition de la galerie, Aller à, faire avec, passer pareil d’Edith Brunette et François Lemieux.


Un temps du soin

Les œuvres toujours en cours de création de Lucy M. May, Amanda Acorn et Catherine Lavoie-Marcus interrogent notre façon d’habiter notre corps – individuel et social –, notre environnement, nos relations, mais également nos manières d’en prendre soin.

Elles en appellent à un temps d’arrêt pour repenser nos critères de richesse et porter attention à certaines questions cruciales qui s’imposent à nous depuis bientôt un an. Comment soigner les lieux de soins et rendre hommage à ceux et celles qui soignent au quotidien ? Comment soigner les espaces de contemplation, nos fabriques d’imaginaires ?

La danse devient ici source d’apaisement, un remède nécessaire à cette époque d’incertitudes.

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