Libya s’inscrit dans une vaste recherche autour de la mémoire collective. Quelles questions animent la genèse de votre travail artistique ?

La recherche à la base de Libya est celle de la connaissance. Je m’intéresse à la question du traitement, de la production, de la hiérarchie et des différentes classifications du savoir. Ma dernière série se demandait comment la danse et l’architecture pouvaient travailler ensemble et générer des espaces de collaborations. Avec Libya, je me plonge dans les études amazighes en me tournant vers la question des connaissances autochtones exclues des narratifs dominants et de l’histoire dite officielle du bassin méditerranéen.

Les Imazighen ont beaucoup donné à l’histoire humaine dans tous les domaines : science, art, philosophie, artisanat, invention. Ces gens incarnent un important exemple de survie, mais également de préservation de leur identité culturelle malgré les menaces extérieures. L’histoire des Imazighen n’est ni écrite ni archivée, et si elle l’a été, c’est par des personnes extérieures aux communautés. Notre histoire est incarnée dans les esprits, les cœurs et les corps de ces gens qui peuplent certaines régions du nord de l’Afrique. Elle se perpétue par les contes, la langue, la danse, les chants.

Ma recherche autour de la connaissance n’est pas tant liée au fait de savoir ou de représenter. Je m’intéresse plutôt à la question de l’épistémologie et à la collaboration entre les différents savoirs. Ce n’est pas un travail anthropologique ou folklorique. Je vois la danse comme une occasion d’engager nos mémoires collectives pour un avenir plus inclusif. Je me demande comment la danse peut mettre en corps cette façon qu’ont les Imazighen de concevoir l’histoire et la transmission du savoir. Comment faire de l’histoire un acte collectif, une véritable collaboration ?

 

La transmission des connaissances chez les Imazighen s’effectue généralement par les femmes. Comment cette perspective matriarcale a-t-elle nourri votre création ?

J’ai effectivement grandi dans un environnement où ma mère et mes ancêtres maternelles étaient les figures protectrices de la maison et des différents savoirs tels que l’artisanat, le langage et l’histoire. C’est à elles que revenait une part importante de la transmission culturelle qui se fait de manière circulaire et organique. Mon éducation et le système matriarcal à l’origine de ma culture influent nécessairement sur ma façon de composer et de créer.

Je travaille aussi avec des artistes puissantes, dont Sondos Belhassen, qui était la professeure de danse de certains d’entre nous à Tunis. Puisque la transmission du savoir est un aspect central du travail, il est naturel qu’elle soit là. La connaissance au féminin est présente au niveau conceptuel de la création, mais également sur le plan spirituel avec, par exemple, les trois solos dont l’origine remonte à la mythologie de la déesse Neith.

Ce n’est pas un narratif officiel, mais les plus récentes études amazighes démontrent comment les connaissances de cette déesse ont voyagé du sud de la Libye jusqu’à Athènes. Chaque solo est une réapparition de cette épistémologie féminine et protectrice de la culture amazighe : Tafukt avec Athéna (Grèce), interprété par Maïté Jeannolin, Ayur avec Tanit (Carthage) interprété par Sondos Belhassen et Akal avec Neith (Égypte) porté par Dorothée Munyaneza.

 

Vous concevez le corps comme un important vecteur de connaissances. Comment travaillez-vous à l’émergence de savoirs cryptés dans les gestes, postures et états du corps ?

Mon travail comporte toujours une recherche intellectuelle en parallèle à une pratique corporelle. Ces deux aspects sont inséparables. Je ne cherche jamais à produire du matériel en début de création. L’idée est d’abord de se rencontrer et de se nourrir collectivement et d’une matière tangible par le truchement de l’art, de la documentation, du partage d’expériences et de la discussion. Je pense que la collectivité est un savoir et un travail en soi et nous prenons un long moment pour construire une histoire collective ensemble.

Quand cette étape se termine, nous partageons une compréhension mutuelle à plusieurs niveaux : physique et intellectuelle, mais aussi spirituelle et émotionnelle. Puis, je commence à donner des indications plus précises, mais l’idée est toujours de créer un matériel chorégraphique naturel pour tous et toutes et qui émerge directement de cette mémoire collective. Ensuite, je commence la composition.

La majorité de l’équipe vient du nord de l’Afrique, il y a donc aussi ce lien historique et géographique qui nous unit précède. Ma posture est mouvante au sein du collectif. Je suis parfois le compositeur, d’autres fois l’élément déclencheur d’une rencontre, mais le plus souvent, je dirais que je suis là pour les interprètes, je travaille pour eux et elles.

 

RETOUR AU SPECTACLE