Soliloquio est la deuxième œuvre d’une trilogie où la mise en lumière de vos origines et de cultures invisibilisées se double d’un discours critique. Comment cela s’articule-t-il ?
J’ai fui ma région natale, sa pauvreté et sa violence pour étudier un théâtre qui s’enracine dans la culture grecque. Dans Adiós Matepac, je dis adieu à cette culture, à mon père artistique, en me rapprochant de mon père biologique. De manière indirecte, mais très implicite, j’y critique le système de santé qui a laissé ma sœur mourir. J’y dénonce les aspirations d’une Argentine blanche qui opprime certains types de corps ; un « nécropouvoir » qui décide quels corps doivent vivre ou mourir. Dans Soliloquio, qui s’inspire de lettres que j’ai écrites à ma mère pendant la pandémie, je critique aussi l’art qui esquive la réalité, qui l’invisibilise en composant avec ces pouvoirs par toutes sortes de compromis.
Bien sûr, ces œuvres portent en elles une contradiction, parce qu’elles sont subventionnées, que je les fabrique à partir de ce que j’ai appris et que je les présente dans le réseau de diffusion institutionnel. Elles sont subversives parce qu’elles parlent de choses qui se passent dans le nord du pays, qui n’intéressent pas les gens de la capitale, et qu’elles dénoncent des irrégularités systémiques. En partant de mon histoire, je crée des œuvres pour transformer la réalité des personnes qui me sont les plus proches.
Ce n’est pas rien d’inviter toutes ces communautés autochtones à faire partie d’une œuvre d’art. C’est leur dire que leur culture est importante et qu’il est important qu’elles la revendiquent. Car nous sommes héritiers d’une culture du vide : je ne parle ni le quechua ni le guaraní, qui sont les langues ancestrales de ma terre natale ; je ne connais ni les danses, ni les chants, ni les instruments de mes ancêtres parce que les systèmes de pouvoir dans l’histoire l’ont systématiquement voulu ainsi. Dans Soliloquio, je pars à la recherche de ces éléments perdus.
À ce propos, comment avez-vous créé la scénographie ?
Mon père est allé en chercher les éléments à pied dans les villages environnant le nôtre. Nous avions l’idée d’impliquer les gens dont parlerait le projet, car je ne raconte pas seulement mon histoire. Quand ils lisent des articles sur Soliloquio, ils voient que leur contribution a servi. Cette mobilisation est la finalité de l’art que je cherche à faire aujourd’hui.
Nous avons réfléchi en famille à ce que nous pourrions incorporer de notre enfance, de nos rituels, de notre cosmogonie, comme le tambour andin. Au moment des récoltes du maïs, j’entendais au loin les adultes chanter et danser autour du feu en évoquant nos dieux ou les êtres chers disparus. Je le fais à mon tour et suis convaincu que chaque coup que je donne aujourd’hui sur ce tambour libère un de leurs cris.
Il y a aussi mon « armure de fleurs », faite de laine de mouton et de fleurs comme celles dont on couronnait les bêtes au moment du marquage. Ces tressages s’accrochaient ensuite dans les buissons comme un remerciement à la nature de leur donner à boire et à manger. On disait aussi que cela marquait le chemin vers les pâturages pour qu’elles puissent en revenir. Symboliquement, ces fleurs me relient à ma propre maison.
Soliloquio porte une charge dénonciatrice extrêmement forte et aussi une grande tristesse…
Mon écriture et mon œuvre sont tristes parce que je le suis. Toutes ces années de tristesse m’ont permis une profonde réflexion sur moi-même, ma famille, le contexte environnant et les causes de cette tristesse. Parce qu’indépendamment de l’affection que j’ai reçue de ma famille, j’ai dû, pour des raisons structurelles, m’élever tout seul. Et la tristesse me l’a permis. Il n’y a ni colère ni bonheur dans mon œuvre. Je ne peux pas me réjouir du monde tel qu’il est, et la colère est impulsive, alors que moi, je cherche à créer un pont.
Comme je le dis à ma mère dans la pièce, la politique est complexe, c’est un terrain de discussion que j’invite à investir. Car je veux que les gens viennent voir l’œuvre, je ne veux pas les braquer. Tout ça peut leur sembler complexe aussi ; chacun porte ses conflits. Et moi, je tiens à ce qu’on s’asseye tous ensemble, sans toutes ces différences que crée le système, et qu’on se dise qu’il y a des choses auxquelles nous devons continuer de réfléchir, dont nous devons continuer à discuter.