Karen Graham
Minutie et enchantement : 20 ans de FTA
Lorsque les compagnies de danse et de théâtre mettent enfin le pied à Montréal, elles se pressent de demander où se trouve Karen Graham. Efficace, minutieuse, diplomate, Karen est le trait d’union entre le Festival et les artistes étranger·ère·s. Assistante à la programmation artistique, elle passe une partie de son année à la collecte d’informations, aux recherches sur les spectacles. Et lorsque la programmation se confirme, elle devient l’interlocutrice principale des artistes de la programmation internationale et de leurs équipes pour organiser leur venue : horaires, contrats, voyages, visas, etc. Tout ce qui assurent le bon déroulement des séjours et des spectacles.
Son rêve : ne plus avoir à expliquer ce qu’est le FTA à qui que ce soit quand on lui demande ce qu’elle fait dans la vie! Dans ses premières années au Festival, elle avait l’habitude de laisser des brochures de la programmation dans les taxis pour la faire connaître au·à la passager·ère suivant·e. Maintenant, elle les dépose à sa boulangerie de quartier. Celle dont le travail reste souvent dans l’ombre rêve que « l’expérience FTA » se propage au plus vaste public possible.
Comment t’es-tu retrouvée au FTA ?
Je travaillais au Festival international de nouvelle danse (FIND) qui était sur le point de mettre fin à ses activités, en décembre 2003. Chantal Pontbriand, la directrice du FIND, a appelé Marie-Hélène Falcon, directrice du FTA à l’époque, sans même m’en parler, pour lui demander si elle aimerait avoir une adjointe. C’était vraiment un geste généreux de sa part. Je ne voulais pas partir du FIND. J’adorais mon travail.
J’ai donc reçu un appel d’Annie Gascon, alors directrice des communications au FTA. Pure coïncidence, il se trouve qu’elle était mon ancienne enseignante d’expression théâtrale à l’école secondaire. Je ne l’avais pas vue depuis des lunes. Elle m’a demandé si j’accepterais de faire un entretien avec Marie-Hélène. J’ai donc fait cette entrevue pour le poste d’adjointe à la programmation, qui n’existait pas encore au FTA. J’ai confessé ne rien connaître au milieu du théâtre, contrairement à celui de la danse. Marie-Hélène m’a répondu avec une boutade : « Nous non plus avant on n’y connaissait rien ! »
En janvier 2004, je suis arrivée au FTA dans une petite équipe de sept personnes. J’ai déplacé ma liste de tâches d’un festival à l’autre et j’ai continué à faire ce que je faisais au FIND, c’est-à-dire établir le lien avec les compagnies, préparer leur venue dans les moindres détails et participer à l’organisation des activités en parallèle de la programmation. Ce fut un formidable nouveau départ.
Y a-t-il des spectacles du Festival auxquels tu repenses constamment, qui ne te quittent plus ?
Deux spectacles me viennent à l’esprit. Le premier est un spectacle de Romeo Castellucci que j’ai vu avant même de connaître le FTA. Lorsque je travaillais au FIND, j’ai reçu une invitation pour Genesi: From the Museum of Sleep (FTA 2002). Un véritable électrochoc ! C’était tellement loin de tout ce que j’avais vu jusque-là. Un univers ultra étrange, sans paroles. Un enchainement de tableaux et d’images troublantes et fortes – j’avais l’impression d’assister à un freak show et pourtant tout était profondément humain. Castellucci n’impose jamais une vision unique, ou un jugement. Avec lui, nous sommes face à notre propre esprit critique. J’étais stupéfaite.
Je suis allée ressortir la critique du Devoir de l’époque qui m’a bien fait sourire :
« Si vous n’avez pas l’intention de remettre en question l’idée que vous vous faites du théâtre – ou même de la vie –, Genesi: From the Museum of Sleep, le Castellucci présenté par Théâtres du Monde (TdM) au Théâtre Denise-Pelletier à compter de ce soir, est un spectacle à éviter. À tout prix. »
Le second spectacle nous transporte ailleurs, dans le verbe plus que dans l’image. Le titre est parlant : Alep. Portrait d’une absence (FTA 2020) de Mohammad Al Attar, Omar Abusaada et Bissane Al Charif. C’est une forme complexe construite comme un casse-tête, littéralement, dans un rapport très particulier au·à la spectateur·rice. Chacun·e reçoit un morceau unique de casse-tête qui correspond à un quartier d’Alep. Ensuite, un récit de ce quartier nous est transmis par un·e acteur·rice montréalais·e. Ce face à face avec l’interprète nous fait sentir si proche, les Aleppin·e·s semblent nous parler « en personne », à travers les acteur·rices locaux·ales, alors que nous sommes si loin. C’est ingénieux, sensible et tellement touchant.
Ces deux œuvres sont tatouées dans ma mémoire, mais j’aurais pu aussi parler des différentes pièces de Marlene Monteiro Freitas, de Euripides Laskaridis ou de Lia Rodrigues. Toutes ont en commun d’être très denses et très libres. Marlene Monteiro Freitas avait déclaré, lors d’une rencontre après spectacle : « Mon travail est comme un chorizo. Tant qu’il y a de l’espace, je le remplis. Et moi, j’en vois encore ! »
Au-delà des spectacles, je dois dire que je suis aussi accro aux rencontres avec les artistes, en bord de scène. C’est comme voir une exposition avec un bon audioguide ! C’est un accompagnement, une vraie plongée dans l’œuvre. J’en ai vu des centaines. C’est toujours intéressant. Ces 30 minutes sont parfois aussi riches que le spectacle lui-même.
Quelles sont les plus grandes embûches que tu as rencontrées ?
Nous arrivons toujours à surmonter les défis au Festival, mais les vraies embûches, ce sont les demandes de visas. C’est seulement quand tous les visas sont approuvés et imprimés dans les passeports des artistes que je dors bien.
C’est extrêmement stressant : pas de visa, pas de spectacle ! Nous n’avons pas de contrôle sur ces décisions. Les processus imposent des suivis compliqués qui ne sont ni adaptés à la réalité des artistes ni à nos impératifs de festival. Depuis quelques années, ces processus mettent réellement à risque plusieurs spectacles par édition. Il nous est arrivé qu’une danseuse obtienne son visa si tard qu’elle finisse par arriver le jour de la deuxième représentation, directement du Cameroun au théâtre !
J’ai lu récemment une lettre ouverte du chorégraphe tunisien Mohamed Toukabri qui nous invite à repenser nos privilèges. Il parle du coût financier et psychologique des refus de visa pour les artistes. Il met en mots le profond malaise que je ressens, ce qui me met en colère. Les artistes se sentent souvent humilié·e·s par les refus. Les processus de demande de visa sont lourds, inadaptés à la temporalité du travail. Aujourd’hui, par exemple, le temps d’attente officiel pour l’obtention d’un visa canadien en Côte d’Ivoire est de 299 jours ! Pourtant il me semble que le Canada aurait avantage à faciliter leur venue. Leur intelligence créatrice est une force et une richesse pour la société. C’est tout à notre avantage de les accueillir.
Comment le Festival t’a-t-il transformée au fil du temps ?
Il me fait grandir. Il repousse les limites de mes aprioris. Il maintient mon esprit souple parce qu’il me dérange et me déstabilise. Si je reste l’esprit fermé, soit je m’ennuie pendant les spectacles, soit je n’y comprends rien. Alors je me rappelle qu’il faut lâcher prise, renoncer à mes angles de vue habituels. Les spectacles que je préfère ont souvent des contours poreux, qui mettent en échec une écoute purement rationnelle. Ce sont des œuvres qui me forcent à l’abandon.
Le Festival me connecte au monde. Il m’a gardée à la page des enjeux et des questions qui importent aujourd’hui. Mon travail est le même, mais la matière première est en constante mutation. Et franchement, c’est passionnant ! Toutes les sciences humaines s’y retrouvent, la sociologie, la géographie, l’économie, la politique, la philo, la psycho, l’histoire… tout !