Qu’est-ce qui vous habitait au moment de créer concerto ?

Charlie Khalil Prince : Pour ma part, je m’interrogeais beaucoup sur la manière de digérer l’effondrement que je voyais se produire autour de moi et d’en témoigner. Il y a eu l’explosion à Beyrouth en 2020 qui m’a énormément affecté, ainsi que le génocide qui a cours à Gaza depuis 2023, et plus récemment, l’offensive israélienne au Liban. Tous ces événements m’ont très fortement interpellé et je me suis trouvé face à de grandes questions : comment réagir ? Comment faire le deuil ? Et comment ne pas y succomber ?

Olivia Tapiero : Le fonctionnement impérialiste, le rapport extractiviste aux ressources, la montée du totalitarisme, les crises climatiques, interrelationnelles et politiques sont autant de sujets auxquels nous nous intéressons dans nos pratiques respectives. Mais malgré tout, nous sentions tous les deux qu’il manquait une dimension à nos réflexions individuelles, ou du moins, que nous cherchions à ajouter quelque chose à travers la musique et la création sonore improvisée ensemble. Peu à peu, alors que nos langages artistiques se sont rejoints, notre collaboration est devenue un espace au sein duquel nos idées ont pu se déployer autrement.

Quelle place occupe la musique dans concerto ?

O.T. : Charlie et moi sommes tous les deux formés en musique classique, même si, a priori, nos corps n’appartiennent pas à ce monde-là. Il y a en quelque sorte une dissonance entre les histoires par lesquelles nous sommes traversé·e·s et celle de l’institution occidentale de la musique classique dont nous sommes par ailleurs des fugitifs, puisque nos pratiques actuelles se situent davantage du côté de la musique expérimentale que de la virtuosité occidentale. Au fil du temps, ce rapport à la virtuosité est devenu pour nous un objet métonymique à travers lequel nous tentons de comprendre l’Empire dans un sens plus large. On tend à considérer la musique classique comme un art détaché des contingences matérielles. Pourtant, lorsqu’on revient aux conditions matérielles réelles, on trouve une histoire de colonisation et de génocide, d’écocide et de hiérarchisation du vivant. Dans le spectacle, nous montrons des images de Vladimir Horowitz, un pianiste d’origine russe qui a fui l’Europe vers les États-Unis. En Amérique, cet homme juif et homosexuel a été humanisé et reconnu seulement dans la mesure où il était un véritable prodige, malgré ses autres identités en quelque sorte. Donc, il y a également cette question : qu’est-ce qu’on perd de soi et du monde pour accéder aux institutions qui définissent la « grâce » ?

C.P. : Nous ne sommes pas dans une démarche contre l’institution classique, mais nous cherchons à donner à voir son revers. Pour ce faire, nous utilisons la notion musicale du contrepoint, c’est-à-dire deux voix simultanées qui disent des choses différentes, mais qui créent quelque chose ensemble. Quel est le contrepoint de la musique classique, de son raffinement, de son intemporalité ? Si l’on prend l’orchestre et son opulence, l’on peut créer un contrepoint avec des paysages en destruction, des bâtiments explosés, un soldat qui coupe un olivier, une fillette courant derrière un tank… La culture classique et son protocole très strict nous ont en outre servi à développer notre propre dramaturgie. Nous reprenons la forme du concerto, où il y a un soliste, un orchestre qui l’accompagne, des mouvements qui sont entrecoupés, des thèmes musicaux qui reviennent. Sauf qu’ici, il n’y a pas de soliste, et l’orchestre, c’est la poubelle.

Vous travaillez différents modes de présence dans la pièce. Quels sont-ils ?

C.P. : Comme nous venons tous les deux d’endroits assez différents par rapport à notre physicalité, il nous fallait établir un langage commun. Notre stratégie a été d’explorer différents états de corps qui se modulent et qui s’interpénètrent, et d’en faire nos points d’ancrage chorégraphiques. Nous avons abordé la présence et le mouvement à partir de quatre modalités du corps : le corps technique, plus spécifiquement le corps déshumanisé par le travail ; le corps du musicien, créateur ; le corps qui succombe, qui est le corps dansant, mouvant, un corps poreux face à son environnement ; et enfin, le corps qui témoigne.

O.T. : Il nous semblait très important d’inclure la notion de témoin au spectacle. Nous avons cherché à accentuer cette expérience collective dans laquelle on se trouve, celle d’être témoin de diverses catastrophes politiques, environnementales, etc. L’idée de mettre en scène le témoin vient avec un rythme. Le rythme du regard, c’est un rythme lent. Et ça, c’est quelque chose qui est en contradiction avec notre manière de témoigner dans le monde actuel. Mais, dès qu’on laisse un espace-temps assez vaste, assez lent, le deuil qui était déjà présent, trouve soudainement un espace dans lequel exister.

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Entretien avec Charlie Khalil Prince et Olivia Tapiero

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