Le choix du titre, Batty Bwoy, n’est pas innocent, sachant que la Jamaïque est considérée comme l’endroit le plus homophobe au monde. Qualifiez-vous votre travail de politique ?

Même si mon travail aborde des questions politiques et que c’est ce qui me motive, je ne veux pas l’étiqueter comme de l’art politique. Il a un certain pouvoir et évoque une certaine urgence, mais je ne veux pas le réduire à sa seule fonction politique. Le solo a un point de départ très précis. Dans un documentaire que je regardais sur la situation des personnes homosexuelles dans différents pays, il était question de la Jamaïque. Je trouvais ça passionnant parce que je n’y étais pas retourné depuis longtemps. Les paroles de chansons de dancehall des années 1980-1990, très homophobes et violentes, étaient rapportées. Mon père écoutait ce genre de musique quand j’étais enfant ! On mentionnait aussi les différentes insultes utilisées dans le monde. Il semblait y avoir un consensus sur ce qu’est le corps queer, pour pouvoir le dénoncer. Mais quel est ce corps ? Un corps dangereux, pervers, qui répand des maladies, réelles ou morales ? Toutes ces idées semblent contenues dans le langage et ça m’intriguait. Vous pensez savoir ce que c’est, alors je vais vous montrer ce que vous pensez que c’est.

J’ai choisi le titre Batty Bwoy parce que je trouvais l’expression à la fois banale et directe, absurde et violente. Mais j’aurais pu utiliser n’importe quelle autre insulte. Je comprends que les gens veuillent faire des liens avec mes origines, mais ça dépasse le contexte jamaïcain. C’est universel. C’est drôle parce que maintenant, quand on tape « batty bwoy » sur Google, on voit mon visage. Comme si je m’appropriais vraiment cette expression.

Notre regard fait partie de l’œuvre. Comment en êtes-vous arrivé à cette nécessité ?

Je voulais que tout le monde soit dans le même espace et partage ce moment signifiant, dans l’ici et le maintenant. On est témoin ensemble de ce qui est en train de se produire, tout en étant conscient·e·s des réactions de chacun·e. Même si le spectacle est fixé, j’essaie de travailler une certaine porosité dans ma présence. Ma perception de l’énergie des gens influe sur les sensations que j’éprouve en dansant. Une action peut me sembler très puissante et devenir embarrassante ou humiliante l’instant d’après, puisque deux personnes peuvent réagir complètement différemment au même moment de la pièce. J’essaie de donner du poids à ces sentiments changeants et de jouer avec eux, pour leur permettre de façonner l’atmosphère de l’œuvre en temps réel.

Pour moi, il ne s’agit pas de confrontation. L’imprévisibilité est plus importante que la confrontation. Bien sûr, il y a ce jeu de pouvoir, mais comme les lumières sont toutes allumées, le public peut changer la donne s’il le veut. Cela contient une part de risque puisque tout peut changer rapidement en fonction de la réaction des gens.

Le solo est rempli de contrastes, autant dans l’espace et dans l’environnement sonore que dans votre présence et vos gestes. Comment avez-vous travaillé la composition de la pièce ?

Je travaille de façon un peu erratique. Je ne suis pas vraiment une personne de studio. Bien sûr, je fais de la recherche de mouvements, mais ce n’est pas l’élément déclencheur de mon travail. Pour ce projet, j’ai beaucoup travaillé en dehors du studio, à rencontrer des membres de la communauté queer en Norvège et en Jamaïque. Ces conversations ont profondément nourri mon travail et mon processus.

La moitié du solo tourne autour d’un pas de danse appelé dutty wine que j’ai fragmenté et reconstruit. C’est un mouvement circulaire qui implique la tête, les hanches et les genoux. Je le fais de différentes façons, parfois avec mon corps en entier ou seulement avec la tête. Si vous connaissez ce mouvement, vous le reconnaissez. La circularité de toute la pièce découle de ce mouvement simple, mais chargé. J’en parle comme d’un « disgraceful duty wine », un jeu de mots qui évoque à la fois l'épuisement, la déconstruction et le poids de la répétition.

Comme je travaille avec l’ambiguïté, une grande partie du matériel est constituée d’actions comme celle-là que je transforme continuellement. Elles ne changent pas complètement, mais elles bougent, elles mutent et sont interprétées de différentes manières. Leur sens n’est pas figé, il fluctue.

La pièce est accompagnée d’une musique rock progressive qui lui donne une atmosphère brute et changeante. Parlez-nous un peu de ce choix et de vos intentions ?

Pendant le processus de création, je regardais des films d’horreur italiens des années 1970. Le groupe rock progressif Goblin a composé la musique de plusieurs d’entre eux. J’étais fasciné par l’association de ce genre de musique rythmée et groovy avec la violence des images. Elle peut aller dans des directions tellement grandiloquentes et suggérer plein d’univers différentes en quelques minutes seulement.

J’ai fini par demander à Ring Van Möbius, un groupe norvégien de rock progressif rétro, s’il voulait créer la musique du solo. Je me souviens que la semaine de la première, je me posais beaucoup de questions. J’avais le sentiment que ça fonctionnait, mais je trouvais aussi ça terrifiant ! La musique est tellement éclectique, audacieuse et théâtrale. Elle influence réellement la perception de ce que je fais, en ouvrant la voie à des modes existentiels. C'est sans compromis et sans retenue, parfois cliché mais toujours vrai.

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