Depuis 1994, l’art a été un moyen fondamental pour la population rwandaise de se réapproprier son histoire. Comment votre œuvre y contribue-t-elle, notamment à travers Hewa Rwanda ?

L’art a joué un rôle central au Rwanda après le génocide. Le théâtre, la danse, la poésie… tout a été mis à contribution pour retrouver l’humanité perdue et rétablir un lien entre les vivants et les morts. Les formes évoluent avec le temps. Quand nous avons créé Rwanda 94, seulement quatre ans après le génocide, le spectacle ne remplissait pas le même objectif que les œuvres que nous créons aujourd’hui. À l’époque, il fallait encore simplement nommer le génocide, dont la nature était toujours débattue par les tribunaux et les organisations internationales. Il fallait exposer le contexte, raconter l’histoire, faire entendre les témoignages pour une première fois avec la force du théâtre, où l’on jouit d’un temps long et d’un contexte d’écoute privilégié. Aujourd’hui, dans Hewa Rwanda, je cherche à réaffirmer la place de la mémoire dans le processus de guérison collective. Au-delà du simple témoignage, Hewa Rwanda va plus loin : c’est une forme de communion avec ceux qui ne sont plus, un espace où les absents peuvent encore parler, sourire, exister. Je tente de redonner un visage, une voix, à ceux et celles qui ont été effacé·e·s non seulement par la violence, mais aussi par l’oubli. Ce n’est pas un simple hommage, c’est une manière d’affirmer qu’ils et elles sont toujours là, dans notre mémoire et dans notre vie quotidienne.

Vous parlez souvent de la difficulté à traduire en mots un tel drame, qui est « hors de portée ». Comment exprimer ce qui est inexprimable ?

L’indicible est une réalité que l’on ressent avant tout, une expérience qui dépasse les mots. Après le génocide, j’ai été frappé d’une sidération profonde. Comment exprimer cette souffrance ? Je pense que le théâtre, dans sa dimension cérémonielle, permet une alchimie entre le corps, la parole et l’âme. De plus, un tel génocide nécessite une attention particulière dans le choix des mots. C’est un crime idéologique qui commence par la violence verbale, par des récits et une propagande. L’artiste doit aller au-delà du simple témoignage pour créer une représentation de ce qui s’est passé. S’il ne fait pas attention, il risque de reproduire, sans le vouloir, le récit qui a justifié la violence. La littérature et le théâtre, heureusement, permettent de revenir sans cesse sur un mot, sur un geste, et de donner forme à l’inexprimable.

Le spectacle s’appuie aussi en partie sur Une saison de machettes de Jean Hatzfeld pour évoquer l’intimité des bourreaux. Quels enseignements tirer de l’esprit des bourreaux ?

Comprendre l’autre côté du miroir est essentiel. En humanisant les bourreaux, je cherche à comprendre les mécanismes qui ont permis l’inimaginable. Une saison de machettes m’a permis d’aller au-delà des stéréotypes. Les bourreaux ne sont pas des monstres, ce sont des hommes, des pères, des fils. Si on les voit uniquement comme des figures abstraites, on perd une leçon fondamentale : le génocide n’est pas une fatalité, c’est une construction humaine. Cette réflexion est cruciale pour éviter de réduire bourreaux et victimes à des symboles désincarnés de cruauté ou de souffrance. Dans Hewa Rwanda, je tente de restituer la complexité des êtres humains, afin d’envisager les mécanismes qui mènent à de tels actes.

Votre père, Cyprien Rugamba, est un célèbre poète et homme de scène rwandais dont l’héritage imprègne votre écriture. Sa vision de l’islam et du Coran teinte aussi le spectacle, alors qu’il était chrétien. Pourquoi ?

Après la mort de mon père, j’ai trouvé un Coran dans sa bibliothèque, et ça a été une révélation. En plus de sa pratique artistique, il était aussi historien et linguiste, et, bien qu’il fût chrétien à la fin de sa vie, il s’intéressait au Coran. Il ne cherchait pas à se conformer à une pratique religieuse, mais à se nourrir de la profondeur spirituelle que chaque religion peut offrir. Cette quête m’a inspiré, et j’ai suivi un chemin similaire. Après le génocide, beaucoup de Rwandais et Rwandaises ont perdu foi dans les cérémonies religieuses, car, devant un malheur aussi énorme, la question de Dieu se pose de manière complexe. S’il existe, quel sens donne-t-il à tout cela ? Quelle peut être la justice ? Ces questions métaphysiques forment l’un des fils conducteurs de Hewa Rwanda et elles ont guidé ma propre réflexion artistique.

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