Votre adaptation de Querelle de Roberval place la violence — sociale, économique, sexuelle — au centre : Vous partez du regard de Jézabel pour comprendre comment on en arrive à commettre l’irréparable. Pourquoi cet angle ?

Pour moi, la question fondatrice est simple, mais vertigineuse : qu’est-ce qui fait naître la violence ? Dans le roman de Kev Lambert, comme dans mon adaptation, c’est une femme, Jézabel, qui observe et traverse ce monde d’hommes. Son regard devient le nôtre : elle tente de comprendre comment une injustice sociale peut mener jusqu’au meurtre.

La pièce pose la question : faut-il en venir à la violence pour se faire entendre quand on appartient à une minorité en lutte — qu’elle soit queer, autochtone ou ouvrière ? La réponse spontanée est non, bien sûr. Mais l’histoire et l’actualité nous rappellent que, trop souvent, c’est par des corps meurtris qu’une cause se rend visible. Le théâtre devient alors ce lieu où l’on peut approcher cette pulsion destructrice sans la glorifier, en la transposant dans un cadre tragique. La tragédie a cette fonction : exorciser la violence en l’exposant, pour qu’elle soit pensée plutôt que vécue.

Vous insistez sur la dimension fantasmatique du récit. Pourquoi ce choix d’osciller entre réel et imaginaire ?

Querelle, pour moi, n’est pas un personnage réaliste, mais une figure fantasmatique. Il est projeté par le regard des autres : trop beau, trop libre, trop menaçant. Dès le départ, j’ai voulu que le public partage cette position de voyeurisme. La scénographie multiplie les orifices, judas, glory holes : on regarde Querelle à travers un cercle, un écran, une fente.

Ce parti pris permet d’éviter l’écueil du réalisme cru. Montrer une scène de sexe explicite sur scène éteint rapidement le désir ; or, mon but est de maintenir la tension, d’entretenir l’obsession. Les sons, les fragments d’images et les rumeurs suffisent à faire vivre la pulsion.

C’est là que le travail avec Ballet-Opéra-Pantomime (BOP) devient essentiel. Avec Yves Daoust, pionnier de la musique concrète et bruiteur de cinéma, nous avons exploré comment faire sentir la violence et le désir par la matière sonore. Un céleri qu’on brise peut évoquer une jambe qui casse, parfois plus fort qu’un combat mimé. Le son a cette puissance kinesthésique qui traverse le spectateur. Et puis il y a l’orgue. Un organiste joue sur scène, installé dans un 18-roues immobilisé par la grève. L’orgue convoque à la fois le sacré et le funèbre. Sa résonance enveloppe tout le spectacle et rappelle que nous assistons à une tragédie. Grâce à BOP, cette architecture sonore totale soutient à la fois le fantasme, la tension sexuelle et la dimension tragique de l’œuvre.

Le roman liait intimement désir charnel et lutte sociale. Comment avez-vous articulé ce parallèle entre le corps au travail, le corps désirant et le corps en révolte ?

Comme l’écrit Catherine Dorion dans Les luttes fécondes, le désir est une énergie de mobilisation. Le roman de Kev Lambert en faisait déjà le constat : les corps brûlent d’envie et de rage avec la même intensité.

Querelle incarne cela malgré lui : sa liberté attire, séduit, mais divise aussi. Sa seule présence mobilise la meute, enflamme les passions, mais suscite tout autant jalousie et violence. Dans la scierie en grève, chaque personnage se redéfinit : certains trouvent une solidarité nouvelle, d’autres révèlent leur misogynie et leur intolérance.

La grève devient alors un laboratoire politique et intime. Elle fait émerger autant la possibilité d’un engagement collectif que la brutalité d’une virilité toxique. Désir et politique s’entrelacent, parfois pour libérer, parfois pour détruire.

Votre mise en scène croise la langue crue et vernaculaire du Lac-Saint-Jean avec la puissance littéraire de Kev Lambert, mais également avec une tradition de littérature homosexuelle. Comment avez-vous tissé cette toile ?

Ce qui me fascine dans le roman, c’est cette langue double : vernaculaire et ancrée dans le territoire jeannois quand il est question de luttes ouvrières, mais littéraire lorsqu’il décrit les corps et le sexe. Dans mon adaptation, j’ai voulu respecter cette richesse, tout en y greffant ma propre voix, nourrie par l’oralité et le dialogue théâtral.

Quant aux filiations, elles sont multiples. Bien sûr, s’ancrant dans le projet initial de Kev Lambert, le roman Querelle de Brest, de Jean Genet, plane sur notre création. Mais mon imaginaire s’est aussi tourné vers Fassbinder, qui a su traduire dans son adaptation cinématographique du roman de Genet la brutalité des désirs en images théâtralisées. Avec l’aide de chercheurs et d’alliés, j’ai aussi plongé dans une lignée de littérature homosexuelle — d’Éric Noël à Guillaume Dustan — où se jouent la honte et la puissance queer.

Je crois que c’est cette toile intertextuelle qui rend Querelle si riche : à la fois ancré dans un territoire et traversé par une mémoire littéraire plus vaste. L’adaptation est pour moi une manière de poursuivre ce relais, de faire résonner aujourd’hui une œuvre qui parle autant de violence que de liberté, autant d’oppression que de beauté.

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