Vous présentez Worktable depuis 10 ans, la performance a été vue dans plus de 45 villes dans le monde ; comment a-t-elle évolué depuis ses débuts ?
Depuis 2011, certains segments ont été peaufinés, j’ai quelque peu modifié la structure des pièces où se déroulent les différentes actions, j’ai réduit la liste d’objets que les gens choisissent, d’après leurs réponses et leurs choix. Certains objets sont plus populaires que d’autres. Je peux donc mieux préparer les événements. Je travaille aussi plus étroitement avec les personnes qui accueillent le public. C’est un travail très délicat, il faut donner les bonnes informations, ne pas dévoiler trop de ce qui se passera.
Mais fondamentalement, rien n’a vraiment changé. Je pense que ce que je préfère de cette installation, c’est la diversité des réactions du public qui y participe. Dans chaque ville, les réactions sont nombreuses et variées, elles se produisent partout, il n’y a pas de différences notables par ville. Ce sont des réactions humaines. Je ne suis pas présente lorsque l’événement se déroule, les gens sont seuls.
Personne ne les filme. J’aime beaucoup que l’expérience se retrouve en eux. Souvent, on ne connaît pas mon nom, je souhaite que cela soit ainsi. La plupart du temps, les gens en discutent entre eux, lorsque c’est terminé. C’est ce que je préfère, savoir qu’ils vivent une expérience intime particulière, qu’ils comparent ensuite leurs émotions, qu’ils se surprennent à avoir vécu chacun quelque chose de très différent des autres.
De quelle manière votre art s’est-il précisé au fil des années ?
Mon parcours est plutôt classique ; j’ai une formation de danseuse et j’ai été interprète durant ma vingtaine. J’ai ensuite créé des spectacles dans lesquels je dansais et j’étais interprète, j’aimais beaucoup l’aspect théâtral de mon travail. Mais mon intérêt s’est développé autour des objets, de leur forme, puis je me suis intéressée aux spectateurs ; comment intégrer le public dans ma recherche autour des objets ?
Worktable est ma première œuvre autour de cette réflexion. J’avais vraiment envie de créer une œuvre où personne ne regardait et personne n’était regardé. J’ai amorcé ce travail parce que je n’ai jamais aimé les spectacles où l’on demande aux gens de participer ; je deviens alors très méfiante. Je souhaitais donc créer une performance dans laquelle je me sentirais à l’aise, pour laquelle j’aurais de la curiosité. Worktable fait partie d’une trilogie de performances autour de cette idée de participation active du spectateur, avec All Ears et In Many Hands. J’ai beaucoup appris de ces pièces, qui ont tourné pendant plusieurs années.
Je viens de présenter un projet appelé To Speak Light Pours Out, qui est basé sur les sons et la musique ; les spectateurs s’installent tout autour de la scène, nous sommes trois performeurs, des rythmes sont créés avec batterie et percussions, des textes poétiques et politiques sont diffusés.
Le public est interpellé en douceur, il fait partie de cet espace qui permet d’écouter ensemble, mais chacun à son rythme, ce que j’avais déjà expérimenté dans d’autres pièces. Nous avons conçu un monde sonore qui canalise l’énergie des rythmes, des voix, des textes et de leurs significations.
Les gens entrent dans votre installation, ils sont la plupart du temps seuls dans une pièce, posent des actions fortes de transformation. Ont-ils tous les mêmes réactions relativement au travail à accomplir et au résultat qui en découle ?
Certaines personnes sont investies émotionnellement par les objets qu’ils choisissent. Ils les reconnaissent comme faisant partie de leur histoire. D’autres personnes n’ont pas du tout ce lien. Je pose des objets sans précisions sur leurs significations, l’objet est là et vous devez travailler ensuite à le mettre en pièces. Ce sont les gens qui lui donnent un contenu sensible.
Lorsqu’ils arrivent dans la pièce finale, devant tous les objets exposés, ils trouvent cela très beau, très émouvant. Parce qu’avant d’arriver là, ils comprennent avec quel soin tout a été recréé. Des choix ont été faits, ils en sont conscients parce qu’ils ont été eux aussi placés devant ces choix et devant la difficulté de trouver des solutions à des problèmes liés à la création des œuvres. Mais certaines personnes peuvent trouver cette dernière salle plutôt triste. Comme s’ils étaient dans un hôpital, entourés d’êtres en souffrance. Ce que je comprends parfaitement. Il y a des gens qui restent durant des heures, cela peut devenir très méditatif.
Worktable parle beaucoup de transformation, de changement. Et cette période en est une de profond changement. Inattendu, pas du tout bienvenu, mais bien présent. On peut se poser la question : comment puis-je être engagé dans cette période, quelle énergie puis-je déployer dans ce monde en transformation ? L’idée de cette installation vient d’un événement qui s’est produit dans mon pays d’origine en 2011, il y a eu un tremblement de terre en Nouvelle-Zélande. J’ai imaginé ce dispositif peu après. Cette pensée que tout pouvait donc éclater m’habitait, tout ce qui semblait solide pouvait être pulvérisé. C’était violent comme pensée, mais également chargé d’un potentiel de renouveau.