Vous présentez des personnages évoluant dans une sorte de vivarium. Qui sont les protagonistes de Malaise dans la civilisation et dans quel environnement s’inscrivent-ils ?
Étienne Lepage : La prémisse de Malaise dans la civilisation, c’est qu’on entre dans une salle pour voir un spectacle qui n’a finalement pas lieu. À la place, quatre « touristes » arrivent et ignorent complètement les règles du théâtre, ce qu’on y fait, ce qui s’y passe. Ils explorent l’espace sans savoir comment l’utiliser ni le respecter. Ils suscitent toutes sortes d’accrochages, d’erreurs, d’accidents. Ils savent qu’il y a du public, mais c’est comme s’ils se laissaient regarder. Ils peuvent être généreux, mais aussi très négligents, autant entre eux qu’avec le lieu et les choses qui les entourent. Graduellement, ils découvrent cet endroit, qui, au départ, nous semble vide.
On part d’un point de vue assez crédible et naturaliste et on se rend vers le burlesque, le baroque, le grandiosement fou. Il y a quelque chose d’à la fois émouvant et navrant dans la manière dont ils se gèrent collectivement. C’est une humanité brute et mal-aimée qu’on regarde. Des gens qu’on aime haïr ou qu’on déteste aimer.
Alix Dufresne : Le mot découverte est important. D’un point de vue dramaturgique, cette découverte s’étend du plateau aux coulisses, à la salle, au public et à l’extérieur du théâtre. On assiste à un phagocytage de l’espace par les personnages. Ils y mangent, le détruisent, se l’approprient, le salissent. Ils en viennent même à agresser le théâtre et on se demande : comment le théâtre répond-il à l’agression ?
Nos petites bêtes testent les limites des valeurs morales de l’auditoire et les leurs. On n’est pas tout à fait dans un monde d’adultes normal. Est-ce que ce sont des poules dans un poulailler ? Des adolescents dans un parc ? Des enfants dans une classe sans surveillance ? C’est tout ça, mais jamais que ça. L’idée du vivarium, c’est d’observer ces corps dans l’espace, leurs pulsions, leur inconscience et leurs relations.
Quelle est l’importance de la dimension philosophique dans Malaise dans la civilisation ?
A.D. : Nos personnages sont dans un premier degré primaire, primal, voire primitif. S’ils ont faim, ils volent de la nourriture à quelqu’un. S’ils sont fatigués, ils se couchent et dorment. D’un autre côté, ça ne les empêche pas d’avoir des angoisses existentielles et des réflexions philosophiques, dans lesquelles ils naviguent évidemment de façon maladroite. Mais le fait qu’ils se posent ces questions les rend complexes et vulnérables.
Ce que j’aime des textes d’Étienne, c’est qu’ils impliquent qu’on peut être très physique en les interprétant. Par exemple, un monologue sur l’expérience de soi-même où on joue à un jeu en essayant son propre corps, pour tester les limites de ses articulations, de ses sauts, de la douleur ou du plaisir. C’est philosophique, mais très ludique.
É.L. : J’ai le désir de mobiliser l’idée de la philosophie dans mes pièces, mais avec un côté comique et malhabile qui mène à encore plus de confusion. Montrer des individus qui s’interrogent tout haut, de manière philosophique, mais absurde. Je trouve ça touchant de regarder des gens penser.
L’objectif n’est pas de prendre au premier degré ce qu’ils nous disent comme si c’était de grandes vérités ou la réponse au spectacle. C’est plutôt une aventure du corps. Nos vérités absolues ne valent rien. Ce qui a du sens, c’est l’émotion de la pensée, ce qu’elle nous fait faire.
Il s’agit de votre première collaboration artistique. Quelle a été l’impulsion à la base de ce jumelage entre vos deux pratiques et univers ?
É.L. : J’avais envie d’arrimer ma vision du travail à celle d’Alix pour faire naître quelque chose de nouveau, pour nous éloigner de ce qu’on a fait avant. Pas pour le renier, mais pour ouvrir, nous donner la permission et la liberté d’aller ailleurs. Ne pas nous mettre le poids de rester dans la dénonciation politique ou dans une exploration pointue du mouvement. Il en résulte un minutieux travail anti-théâtral pour faire ressortir cette humanité maladroite, absurde et frustrante.
A.D. : Le rapport à l’humour est très important. On ne définit pas le spectacle comme étant clownesque, mais c’est ce qui sous-tend notre désir premier de faire de l’écriture de plateau ensemble. Le propre du clown est qu’il lui arrive des malheurs pour notre plus grand bonheur. On est toujours en train de naviguer sur le rapport à ce rire qui bascule vers autre chose. Je crois qu’on a fait un spectacle aussi amusant qu’inattendu.