En juin 2019, aux Francofolies de Montréal, vous décidez d’ouvrir le spectacle sur lequel vous collaborez en diffusant l’enregistrement d’un extrait radiophonique où l’on entend des propos extrêmement haineux à votre égard, Safia. Pourquoi avoir décidé de diffuser cet extrait et quelle a été la réaction du public ?

Safia Nolin : Je pense que ça venait d’un désir de me réapproprier le narratif et de reprendre le pouvoir. Beaucoup de gens ne savent même pas que ce type de discours existe. Je voulais que tout le monde puisse entendre jusqu’où ça allait. Ça a été un moment étrange, silencieux et très puissant aussi. J’avais enfin le sentiment de prendre position publiquement, concrètement, pas seulement à travers les réseaux sociaux, mais dans un espace dédié à la musique.

Philippe Cyr : L’idée de rendre concrète la violence dirigée contre Safia est à la source du présent projet. Entendre ces propos avec elle, en compagnie de dizaines de milliers de personnes, ça installe un rapport très différent que de les lire sur son ordinateur. C’était saisissant de capter le malaise de la foule et de sentir l’indignation naissante.

 

Selon vous Safia, pourquoi êtes-vous l’objet d’une haine aussi puissante ?

S.N. : Apparemment, il y a quelque chose dans mon histoire, dans ma vie, qui fait que je présente absolument toutes les caractéristiques qui confrontent les gens. Je représente le changement, la différence. J’ai aussi l’impression que j’aurais très bien pu être ce que je suis, mais ne pas l’affirmer aussi librement et alors, ça n’aurait pas autant choqué. Je pense que c’est le fait que je ne m’excuse pas d’être qui je suis qui est le plus dérangeant.

P.C. : On est dans une période où toutes les questions d’identité, de redéfinition des genres et d’appartenance sont très vivantes. Aujourd’hui, l’identité de Safia semble constituer un appel à la révolution, au corps de demain, à la personne de demain. C’est comme si sa personne faisait peur à toute une catégorie de gens parce que sa manière d’être au monde remet en question un mode de vie, un mode de pensée, l’ordre établi finalement.

 

Votre spectacle s’inspire du titre d’un ouvrage du philosophe français Michel Foucault où il s’intéresse aux mécanismes de surveillance et de punition de la prison et, plus largement, à ceux des sociétés occidentales contemporaines. Comment dialoguez-vous avec sa pensée ?

P.C. : Dans son analyse, Foucault soutient que le panoptique, en permettant une surveillance continue des individus, constitue le moyen idéal pour contraindre les corps. Nous émettons l’hypothèse que les réseaux sociaux peuvent également agir comme outil de contrainte. Dans le panoptique, on imagine un demi-cercle de prisonnier·ère·s qui fait face à une surveillance au centre. Ici, c’est un groupe d’abonné·e·s des réseaux sociaux, le chœur, qui est tout entier dirigé vers une personne. À force de commenter tous les aspects de l’identité de Safia, il y a une censure qui s’opère. Nous avons trouvé que la transposition était extrêmement efficace.

En mettant dans la bouche d’un véritable chœur les insultes adressées à Safia sur les réseaux sociaux, notre geste est double : on veut à la fois conscientiser le public à la gravité de la situation et se réapproprier les mots pour les sublimer. Malgré l’agressivité véhiculée dans ces paroles, le chœur ne sera pas seulement ennemi. Il représente aussi une communauté qui se crée autour de Safia. La présence de la comédienne Debbie Lynch-White, qui agit en quelque sorte comme son alter ego, vient installer une sororité qui accentue cet effet. C’est un procédé assez surprenant, réparateur, qui survient grâce à la musique.

 

Aux côtés de Safia à la musique, on retrouve le musicien, concepteur sonore et arrangeur Vincent Legault (Dear Criminals, Pierre Lapointe, Salomé Leclerc). Comment s’organise cette collaboration ?

P.C. : Vincent Legault compose la musique des chœurs sur un livret de Jean-Philippe Baril Guérard. C’est un moyen que nous avons trouvé pour que Safia ne soit pas amenée à composer de la musique sur des propos hostiles qui lui sont adressés. De son côté, Safia va en quelque sorte répondre à cette violence par ses propres compositions. Reprendre la parole, ça ne veut pas dire nécessairement réagir directement à la méchanceté, mais peut-être simplement choisir ce qu’on raconte, ce dont on veut parler.

S.N. : C’est une expérience vraiment intéressante et qui me permet de réunir deux pôles de ma vie qui sont toujours mis en opposition, à tout le moins aux yeux du public. J’ai souvent l’impression que la personne qui reçoit toute cette marde, c’est moi, et non pas l’artiste en moi. Je reçois moins de critiques au sujet de mon travail, celles et ceux qui m’insultent me parlent davantage de mon physique, de ma personne, pas de ma musique. Alors d’utiliser mon métier comme arme face à cette violence, je crois que c’est très salvateur.

 
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