La reprise. Histoire(s) du théâtre (I) [2020]

Formé par le sociologue engagé Pierre Bourdieu et l’historien des idées Tzvetan Todorov, profondément préoccupé par les questions de la violence et de la justice, il reconstitue sur scène des actes d’agression et d’oppression afin que le spectateur devienne un témoin capable d’avoir prise sur le réel.

En 2007, il fonde the International Institute of Political Murder afin de produire et diffuser ses spectacles, notamment Les derniers jours des Ceausescu (2009), Hate Radio (sur la Radio des Mille Collines pendant le génocide rwandais, créé en 2011 et présenté au FTA en 2014), La déclaration de Breivik (du tueur norvégien de l’île d’Utoya, 2012), Les procès de Moscou (sur la condamnation des Pussy Riot, ce qui lui vaut d’être interdit de séjour en Russie, 2013), Le tribunal sur le Congo (2015) et Five Easy Pieces (un spectacle joué par des enfants et des adolescents sur le pédophile Marc Dutroux, 2016).

En 2018, il est nommé à la direction du NTGent, le théâtre d’État de Gand en Belgique. À cette occasion, il publie Le manifeste de Gand, dont le premier des dix articles stipule : « Il ne s’agit plus seulement de dépeindre le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais de rendre la représentation elle-même réelle. »

Avec La reprise, vous amorcez une série sur l’essence, l’histoire et l’avenir du théâtre, que vous appelez Histoire(s) du théâtre. Le spectacle repose sur un fait divers. Comment vous êtes-vous intéressé au meurtre d’Ihsane Jarfi ? En quoi cette affaire a à voir avec une histoire du théâtre ?

Cette première partie d’Histoire(s) du théâtre porte sur le point de vue des créateurs sur le théâtre, sur les obsessions des acteurs et les miennes.

Cela comprend des questions très techniques : Comment entre-t-on en scène, comment en sort-on ? Comment fabrique-t-on un personnage à partir d’un texte ? Comment les expériences humaines extrêmes — honte, chagrin, violence, mais aussi engagement et révolte — peuvent-elles être représentées sur scène ? Que signifie « vérité » au théâtre ?

L’un des acteurs, Sébastien Foucault, qui vit à Liège, a suivi l’affaire à la cour d’assises. Il a assisté à toutes les audiences, presque obsessionnellement, et quand on a commencé à réfléchir à un point de cristallisation, un « cas » pour La reprise, il a proposé cette affaire.

Autre coïncidence : Jean-Louis Gilissen, un avocat liégeois avec qui nous avons longtemps travaillé — entre autres en tant que président du Tribunal sur le Congo — nous en a parlé lors d’un dîner. Il était l’avocat de l’un des assassins d’Ihsane Jarfi et ce procès l’affecte encore aujourd’hui.

Pendant les deux premières semaines de répétitions, nous sommes allés à Liège avec les acteurs pour rencontrer des personnes impliquées dans cette affaire et trouver d’autres acteurs, y compris pour interpréter la victime elle-même.

Ensemble, nous nous sommes posé un certain nombre de questions : pourquoi faisons-nous du théâtre ? Comment ? Dans quel but ?

Pour ne pas tomber dans le piège des vérités autobiographiques, je devais m’appuyer sur autre chose, quelque chose d’objectif.

Ihsane Jarfi a été torturé et tué par les quatre jeunes hommes pendant plusieurs heures sans aucune raison. Il ne leur avait rien fait, il est juste sorti d’un bar gay quand ils se sont arrêtés au coin de la rue et l’ont impliqué dans une conversation. Ce qui s’est passé ensuite ne peut être reconstitué qu’à partir des récits des meurtriers.

Ces actes ont été extrêmement brutaux, mais comment pouvons-nous mettre cette affaire sur une scène de théâtre ? Comment jouer un meurtrier ? Comment battre quelqu’un ? Et comment pouvez-vous répéter tout cela tous les soirs ?

La reprise est-elle une tragédie ?

Bien que dans la pièce, nous tournons obsessionnellement autour de la nuit où Ihsane Jarfi a été tabassé à mort, nous ne nous sommes pas réellement intéressés à ce qui s’est passé.

Il est davantage intéressant de voir comment ce cas de meurtre s’avère être une séquence banale et inutile de coïncidences malheureuses : deux fêtes d’anniversaire, cinq personnes qui se rencontrent involontairement… Il y a une violence sociale qui trouve un déclencheur.

C’est comme dans la tragédie antique. Ces gens, comme les personnages, sont aveugles; ils s’enchevêtrent de plus en plus dans le malheur et la culpabilité, avec lesquels ils ont toujours une relation presque somnambulique, et ne commencent à comprendre que rétrospectivement.

Jarfi est mort parce qu’il était au mauvais endroit au mauvais moment, parce qu’il a, peut-être, dit quelque chose de mal. Les meurtriers n’avaient aucune raison de le tuer, ils n’avaient aucune intention de départ, tout comme Œdipe n’a aucune intention de tuer son père qu’il rencontre par hasard à un carrefour.

Mais la tragédie est précisément, dans toutes mes pièces et ici aussi, l’imperméabilité́ traumatique de la violence : aucune raison, aucune psychologie, aucune explication sociologique ne peut aider le spectateur.

Une tragédie n’est pas un récit, c’est une expérience sur l’impossible vérité́, sur l’absurdité́, le caractère insondable, indicible de la mort.

La reprise suit-elle votre Manifeste de Gand, ces 10 règles très concrètes, presque techniques, qui ont pour but une démocratisation accrue du théâtre ?

D’une certaine façon, oui. Il s’agit de sortir quelque chose de nouveau par le biais de règles : ce que j’appelle le réalisme global. Je veux un théâtre léger, qui n’a pas d’énormes décors et qui peut faire des tournées dans le monde entier.

Je veux aussi un théâtre démocratique auquel tout le monde a accès. Bref, je veux briser de manière méthodique l’espace hermétique du théâtre, y compris la question des classiques d’aujourd’hui, des écritures et des mythes contemporains.

Et cette idée que le théâtre est fait pour un public, qu’il s’agit d’une œuvre publique, est au centre de mon esthétique.

Dans le Manifeste de Gand, il est stipulé que la paternité du projet incombe entièrement à ceux qui participent aux répétitions et aux représentations, quelle que soit leur fonction – et à personne d’autre. La reprise se veut en fait une allégorie sur le rôle du public : Pourquoi regarde-t-il ? Pourquoi n’est-il pas sur scène ? Pourquoi ne s’implique-t-il pas ?

Nous faisons tous partie de la même humanité, de la même grande histoire. C’est en effet une idée très grecque du théâtre. Si Œdipe rencontre et tue accidentellement son père, ce n’est pas une coïncidence, mais cela fait partie d’un grand destin collectif de l’humanité.

Il y a donc un but à tout ce qui se passe. Mais comment le trouver aujourd’hui ? Où est la transcendance derrière la misère humaine aujourd’hui ?