Quelle est la place des sens dans Weathering ?
Je suis fascinée par nos sens et nos perceptions. L’intense collaboration, par exemple, entre notre vision et notre ouïe crée ce que nous croyons qu’il se passe, alors que, souvent, nous avons une représentation de la réalité qui est partielle, pas tout à fait juste et basée sur des présuppositions. Je voulais créer un paysage sonore qui rendrait confuses nos délimitations habituelles : à qui appartient ce corps ? est-ce mon corps ? est-ce un corps près de moi ? est-ce le corps du performer ? Le caractère multisensoriel de cette performance renvoie à l’idée d’un corps qui « fait climat » (weathering) en opposition à un corps qui serait à l’intérieur d’un système climatique. Nous ne sommes pas seulement au sein d’un système qui nous influence, à chaque respiration, à chaque miction, nous en sommes partie intégrante. Le parcours, le voyage, du sens de l’odorat dans la pièce que nous avons élaboré avec la designer olfactive est lui aussi truffé de dissonances perceptives. Parfois, on sent une odeur agréable de lavande, et, simultanément, on voit une image qui nous révulse. Ce voyage ne suit pas une partition définie, il s’agit davantage d’une topographie des odeurs, de la plus terreuse à la plus sucrée. Un performer pèle une orange ; on sent la chaleur et l’odeur des corps ; il y a des herbes, qu’un performer frotte, de l’eucalyptus, de la menthe. Certains matériaux ne dégagent pas une forte odeur en réalité, mais sont intimement associés à l’odorat. Certaines odeurs sont donc purement imaginées.
Peut-on rapprocher Weathering d’une forme de rituel ?
Le rituel consiste sans doute à se sensibiliser au fait que nous faisons déjà partie d’un sensorium commun. J’entends « se sensibiliser » comme le fait de se rendre sensible et conscient·e dans un même mouvement, et ce, à travers les sens. La question centrale est : pourquoi est-ce si important et radical de se sensibiliser ? Après le chant choral du début de la pièce s’ensuivent un grand silence et une quasi immobilité, où le mouvement est à peine perceptible. Le public peut commencer à se sensibiliser, une expérience somatique est nécessaire pour aller à la rencontre de l’œuvre. Le degré de rigueur exigé de la part des performers est presque impossible : bouger extrêmement lentement, manipuler les objets, respirer au bon moment ou de manière synchrone avec d’autres performers. C’est un travail très dur pour eux qui sont, à défaut d’un meilleur terme, les prêtres et les prêtresses de cette pièce qui se donne comme une atmosphère, une peau qui grandit, une gorge qui s’ouvre progressivement.
À certains moments, il semble que la performance prend une dimension épique.
Je m’intéresse à ce que nous monumentalisons, à ce qui est monumentalisé et pourquoi. Les références indirectes à des œuvres de l’histoire de l’art, de Théodore Géricault à Carolee Schneemann et son Meat Joy, ne sont pas volontaires. Je conçois la pièce comme une sculpture. En tant qu’humain·es, nous sommes dans un cycle de répétitions, de boucles. Nous pensons vivre une forme de « progrès », mais nous suivons des spirales temporelles. Les images de corps que nous avons absorbées et les images des monuments de nos histoires sont simplement là, à l’intérieur de nous toustes.
Comment se côtoient violence et sexualité dans la performance ?
J’ai collaboré pour Weathering avec un coordinateur d’intimité, dont le travail consiste à chorégraphier des scènes sexuelles au cinéma, et avec un coordinateur de combats. Je suis intéressée par ces moments où le corps se dépasse et va à l’intérieur d’un autre corps, où les frontières se brouillent. Dans les moments de grand désir érotique, il y a une force étrangère qui passe à travers nous, vers l’autre. Il en va de même lors d’un acte violent, quelque chose à l’intérieur est si grand, veut sortir et changer, contrôler l’autre corps et, peut-être même, bizarrement, en recevoir de l’affection. Nous pénétrons dans d’autres corps et nos frontières imaginaires s’estompent. Lorsque vous regardez Weathering, cette chorégraphie sous-jacente entre combat et sexualité est plus floue, moins directe, mais leurs composantes – le souffle, la chaleur, l’attraction – agissent comme des courants dans l’œuvre, avec beaucoup d’autres images qui suggèrent la perte de contrôle et d’autres où l’on s’agrippe au contrôle, alors qu’il nous échappe.