Depuis maintenant 20 ans, votre théâtre n’est jamais là où on l’attend. Qu’est-ce qui caractérise votre pratique ? Quelles en sont les lignes de force ?
Avant même le théâtre, mes réels intérêts étaient et sont la musique et la philosophie. Mais j’avais l’intuition que le théâtre me permettait d’explorer ces deux champs.
Je lis surtout de la philosophie ; c’est là que je trouve mon inspiration, et non dans des récits ou de la fiction.
Mais dans une approche académique de la philosophie, il n’y a pas de place pour le mystère. Or le théâtre est une pratique dont la complexité permet de rendre compte de celle du monde, mystères compris.
En fait, j’aime le théâtre pour sa complexité, qui lui donne la possibilité de littéralement donner corps à des interrogations philosophiques fondamentales : qu’est-ce que la réalité ? Qu’est-ce que l’Histoire ? Qu’est-ce que l’humanité ?
Le théâtre permet dans ces questionnements de toucher le mystère, d’aller vers la limite de ce que l’on peut comprendre et reconnaître que tout ne peut pas être compris. Il me permet de danser autour de ce que je n’arrive pas à expliquer.
Une pièce de théâtre, c’est un microcosme pour éprouver le monde. Les fils qui parcourent mes 20 années de pratique sont l’Histoire, l’approche postcoloniale, le féminisme, le décentrement du discours et la reconnaissance du non-humain. Tout cela est aussi nourri par la situation politique présente du Chili où le pays, victime d’un néolibéralisme extrême, a explosé : la tension est terrible, mais c’est beau.
Surtout, le théâtre est pour moi un appareil à penser musicalement, non seulement avec l’intellect mais aussi avec le corps.
Vous avez déjà dit qu’Estado vegetal n’était pas une pièce sur les plantes mais une pièce végétale…
Il y a sept ou huit ans, j’ai ressenti que l’approche critique, et le cynisme étaient devenus politiquement stériles. Je crois qu’il nous faut mettre en pratique de nouveaux modèles, en politique comme en économie. Mon travail sur le non-humain ouvre sur de telles pratiques dans le champ théâtral.
Ce qui d’abord m’a posé un problème fondamental : qu’est-ce qui m’autorise à parler pour l’autre, même si cet autre n’a pas de voix ? Comment ne pas imposer ma voix humaine au non-humain ? J’ai eu l’idée d’inverser mon approche : plutôt que faire acte de pouvoir en donnant la parole aux objets ou aux plantes, pourquoi ne pas me laisser plutôt investir par eux ?
Le non-humain, animal, mais aussi végétal ou minéral, est organisé par toutes sortes de structures étonnantes, qui nous offrent des millions de modèles extraordinaires. Ces modèles peuvent tout aussi bien servir à définir des relations et organiser une collectivité qu’architecturer une création théâtrale.
Au théâtre, généralement, les éclairages sont au service du comédien et le suivent ; dans Estado vegetal, au contraire, c’est l’interprète qui va vers la lumière, imitant le phototropisme des plantes. Utiliser les spécificités des plantes – ou des roches – pour repenser le monde m’est vite apparu politiquement plus pertinent qu’un théâtre fondé sur une approche critique traditionnelle.
Ce n’est pas pour autant un spectacle qui milite pour une écologie plus saine ou qui réclame quelque chose au nom des plantes. Il tente simplement d’imiter les plantes, de trouver ce qu’il y a de végétal en nous et indiquer comment cela pourrait nous servir à nous imaginer être autrement.
Comment avez-vous créé le spectacle ?
Nous sommes une petite équipe de femmes. Nous avons commencé par partager des lectures. Notre travail a été provoqué et nourri par les écrits du philosophe Michael Marder, qui nous invite à reconnaître le végétal comme une altérité valable et aussi à reconnaître que cette altérité est en nous.
D’ailleurs l’humain partage une part de son génome avec les plantes. Il s’agissait en fait de retrouver nos racines…
Nous avons aussi travaillé avec le botaniste Stefano Mancuso, un pionnier de la neurologie végétale, un champ de recherche qui a démontré que les plantes sont des organismes cognitifs, donc intelligents, qui peuvent « communiquer » entre elles.
Comment une plante est-elle organisée ? Comment un arbre se comporte-t-il ? Que pouvons-nous reproduire, imiter ? Avec ma cocréatrice, la comédienne Marcela Salinas, nous fonctionnons par improvisations, par flux de conscience qui engagent le corps et la parole. C’est un processus très lent, qui s’étale sur des mois.
Le spectacle s’est beaucoup développé à partir du concept d’embranchement, fondamental chez les plantes : un personnage mène à un autre… Cela crée de nouvelles façons de raconter. Ce qui est nécessaire parce que l’approche critique occidentale tire à sa fin. En cela, notre travail rejoint nos préoccupations féministes.
L’écrivaine Ursula Le Guin disait que les schémas narratifs dominants venaient des récits de chasseurs. Des schémas narratifs de cueilleuses, ce serait quoi ?