En quoi le terme « poison » résonne-t-il avec votre spectacle ?

Paracelse a dit : « Tout est poison et rien n’est sans poison ; la dose seule fait que quelque chose n’est pas un poison. » Ici, le poison, c’est la ruse.

Le déguisement sauve les militant·e·s, mais peut tout autant mener à leur perte. Un individu infiltre un lieu pour poser un geste de résistance, mais pour peu qu’il tarde à le faire, vient un moment où il ne peut plus arracher le masque de son visage. C’est ainsi que par exemple des personnes qui ont infiltré des lieux de pouvoir, qui en ont appris tous les codes, qui y ont noué des amitiés, sont soudain accusées d’avoir oublié leur mission. C’est horrible de se faire condamner pour trahison, alors qu’on a tant sacrifié pour préparer un coup qui n’est jamais venu. Mais parfois elles ont vraiment changé de camp. Comment savoir ?

Nous manipulons des récits très toxiques et il faut faire attention à ne pas nous empoisonner nous-mêmes. La mélancolie et la hargne qu’on respire quand on s’occupe de ces sujets sont hautement nocives, c’est pourquoi l’on tient à cet espace du théâtre.

On pourrait nous reprocher de nous éloigner des barricades pour en faire des objets à contempler, mais cet isolement est nécessaire, cette distance, salutaire. Nous ne proposons pas une méditation tranquille. Nous invitons à prendre un risque, nous partageons la responsabilité que le récit que nous allons produire grâce à nos corps, à nos personnalités et à nos questions traduise les histoires qu’on nous a confiées sans les trahir.

 

Quel a été le défi principal qui a découlé de votre choix de traiter de sujets que vous qualifiez vous-même de « non théâtraux » dans un cadre théâtral ?

Le défi, c’est de partager la complexité vérace, c’est-à-dire pétrie de ce modèle que nous avons l’ambition de copier chez les chercheur·se·s, qui consiste à situer d’où nous parlons et à avoir l’honnêteté de vérifier que les éléments factuels que nous apportons correspondent au réel, même si parfois ils nous déplaisent. Cependant, la matière que nous traitons, les résistances et les questions de propagande et de séduction qui leur sont rattachées contiennent déjà en soi beaucoup de théâtralité.

Le partage de la complexité, c’est aussi le pari d’une mise à distance, mais qui ne nous empêche pas de poser une limite historiquement vérifiée entre pouvoir injuste et résistance légitime. En revanche, on peut se demander quelles erreurs ne pas reproduire au sein d’un mouvement de résistance. Comment se prémunir de la trahison ? Poser la question ne signifie pas nécessairement que l’on s’intéresse à la trahison par romantisme.

Tant qu’on ne parle pas de certaines dérives des opérations d’infiltration, des effets psychologiques de l’attente, de la séduction des promesses faites par l’ennemi dans les situations extrêmes comme la torture, de la minimisation de ces dérives par crainte d’une mauvaise image, ces situations se reproduiront. En ce sens, notre théâtre est militant : il cherche à tirer des leçons de l’histoire.

 

Comment abordez-vous le défi de ne pas reproduire les schémas coloniaux dans votre pratique ?

Nous essayons d’être vigilant·e·s. Sur le plateau, nous rassemblons des personnes différentes qui ont chacune des projets d’écriture, de mise en scène, de chorégraphie, reflétant différentes priorités.

J’ai beau dire que je ne veux pas reproduire certains schémas, je ne peux pas m’en assurer toute seule, nous devons être une communauté de regards pour partager ce souci de manière juste. Notre petite communauté comprend notamment des personnes nées à l’extérieur de l’Europe ou issues de familles appartenant à diverses diasporas qui ont la patience de supporter nos errements pendant la création, nos maladresses. Elles nous font l’amitié de nous les signaler et de ne pas se lever en claquant la porte.

Nous sommes aussi très attentif·ve·s à prendre en compte quels corps incarnent quelle sorte de récits et à laisser « la porte entrouverte » comme dit la philosophe Vinciane Despret, pour que les personnes à qui nous tournons le dos pour raconter une histoire sachent qu’elles vont pouvoir y rentrer, que nous ne leur tournons pas le dos définitivement.

Si je compare parfois ma situation à celle de ces artistes européen·ne·s anarchistes, trotskistes ou maoïstes qui ont mis leur savoir-faire au service des mouvements de libération, je n’oublie jamais qu’elle n’est pas la même en matière de sacrifice et de dangerosité. Cependant, à l’instar de ces artistes, je me sens responsable de l’image que je donne du monde extraeuropéen et parfois, otage volontaire, je répète « ce qu’il faut » en dire. Le travail d’équipe libère notre propos de mon propre désir de rabâchage politique.

 

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