Comment est né le projet The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes ?
Cette œuvre est née de la lecture d’un article du New Tork Times au sujet d’un groupe de 32 hommes avec des déficiences intellectuelles en Iowa. Ils avaient été placés par un programme dans une usine de transformation de dinde pour toute leur vie professionnelle et avaient reçu un très faible salaire. Du travail forcé, en somme.
Nous avons tenté de représenter cette histoire et en avons présenté une version devant quelques personnes. C’était terrible ! Les interprètes essayaient d’imiter l’accent étatsunien et c’était tellement sérieux. Dans un état de frustration totale, Scott, l’un des artistes, s’est levé et s’est exclamé : « Désolé, le spectacle était mauvais, mais voici pourquoi cette histoire est importante. » Et il a livré son discours comme un militant, dans une adresse directe, succincte et passionnée.
Cette adresse directe vous a révélé la direction à prendre ?
Malgré nos explorations de diverses formes théâtrales, nous n’avions jamais parlé au public de manière si soutenue et si prolongée. C’était donc un point de départ. Nous nous disions que cette pièce serait une façon pour les interprètes, en tant que personnes ayant des déficiences intellectuelles ou neurodiverses, d’explorer des histoires et enjeux d’après leur expérience et leurs positionnalités particulières. Nous avons le souci constant de créer des histoires qui sont pertinentes pour nos acteurs et actrices, mais qui s’adressent aussi à un très large public. Souvent, avec les artistes handicapé·e·s, le public s’attend à ce que ce qui est représenté soit autobiographique ou tiré d’une expérience personnelle.
Nous avions envie de déjouer cette attente en expérimentant un dispositif qui ferait d’abord croire au public que la pièce porte sur les personnes sur scène. Et dans un revirement, dramaturgique, la pièce pousserait le public à l’autoréflexivité, voire à une expérience transformatrice. Il s’agit donc à première vue d’une réunion publique au cours de laquelle un certain nombre de questions sont soulevées, mais le principal moteur du spectacle consiste en cette discussion portant sur l’avenir, l’intelligence artificielle et la façon dont elle va affecter la société, sans toutefois tomber dans les clichés des machines qui prennent le dessus sur le monde. Le titre du spectacle vient d’une référence à une fable de Jean de La Fontaine sur un chien qui a une proie dans la gueule, mais qui, distrait par un mouvement, la laisse tomber pour aller chasser sa propre ombre. C’était pour nous une analogie de la posture dans laquelle se trouve le public dans cette œuvre.
Nous avons aussi travaillé avec un groupe de jazz contemporain, le Luke Howard Trio. La création de la pièce s’est donc déroulée en studio de répétition avec le groupe. Le trio de jazz donne une impression de spontanéité et de réel. C’était très agréable d’avoir cette interaction entre les musiciens et les acteurs et actrices. Le grand ensemble formé par ces interprètes a improvisé musique et textures dans l’espace.
Qu’est-ce que Back to Back Theatre apporte au monde théâtral et à la société en général ?
Notre objectif a toujours été de faire de l’art. Toute forme de politisation autour du handicap ou des droits de la personne, de l’accessibilité et des droits des personnes handicapées poursuit cet objectif de création artistique. La compagnie fonctionne sur une base éthique très solide, et l’un de nos principaux objectifs est l’emploi : l’ensemble de nos acteurs et actrices est payé au-dessus des salaires de référence, et mon travail de directeur artistique consiste à les maintenir en activité par les spectacles, les tournées et l’animation d’ateliers.
Pour moi, l’autonomisation en tant qu’artiste, le fait d’être apprécié en tant que membre critique de cet organisme et d’être rémunéré·e pour cela représente la prise de position philosophique la plus forte que nous puissions avoir. Je travaille pour la compagnie en tant que directeur artistique depuis 23 ans, et de nombreux interprètes font partie de la compagnie depuis 15 ans, dont l’un depuis environ 30 ans.
Le travail que nous avons effectué est créé par l’improvisation, la discussion et la recherche. Nos œuvres sont coécrites dans un processus collaboratif et sont ainsi issues d’une voix collective : cet aspect est vraiment important. C’est particulièrement le cas avec la réunion publique représentée dans The Shadow Whose Prey The Hunter Becomes. Le processus de réalisation de ce travail reflète notre engagement pour la réunion, l’attention aux autres, la discussion dont les réponses ne sont pas connues, mais qui sont si fertiles. Quand nous faisons un spectacle qui fonctionne vraiment bien, l’éthique et l’esthétique vont de pair et sont intégrées l’une à l’autre.