D’où est venue l’idée d’un opéra inspiré de Hiroshima mon amour en collaboration avec la compositrice australienne Rósa Lind ?

Rósa Lind et moi nous sommes rencontrés au cours d’une résidence au Centre des arts de Banff il y a plus de 10 ans. Très vite, nous avons eu un coup de foudre artistique et l’idée de créer un opéra ensemble est née. Mais Rósa Lind avait beaucoup de réticence, puisqu’elle sait très bien que c’est un monde d’hommes et que pratiquement aucune femme n’en compose. Malgré tout, un jour, elle m’a proposé de travailler sur Hiroshima mon amour de Marguerite Duras. Lorsque j’ai relu le scénario de Duras écrit pour le film d’Alain Resnais, il m’est tout de suite apparu évident que ça pourrait fonctionner. D’ailleurs, dans son introduction à la publication du scénario chez Gallimard en 1960, Duras elle-même affirme que son texte aborde un « propos d’opéra ». Puisqu’il est impossible de représenter cet événement traumatique et d’une extrême violence pour le monde entier, ses personnages en évoquent plutôt le souvenir en s’exprimant par allégorie. Notre projet est très proche du sien puisque nous allons, nous aussi, travailler sur la mémoire. Celle d’Hiroshima, mais aussi celle du travail de Duras, du film de Resnais et de l’histoire récente qui nous rappelle qu’aujourd’hui, les possibilités guerrières sont encore décuplées et que le monde est plus dangereux que jamais. Grâce à la musique et au chant, nous pouvons plonger dans des émotions intenses, tellement denses que les mots peuvent difficilement les transmettre.

 

À partir du texte de Duras, vous avez procédé à un important travail de coupures afin de produire le livret de l’opéra. Comment avez-vous abordé cette adaptation textuelle afin de servir la musique ?

Dans un court texte de réflexion intitulé Rubans de magnésium, le dramaturge anglais Martin Crimp, qui a lui-même écrit plusieurs livrets d’opéra, aborde la différence entre l’écriture théâtrale et l’écriture opératique. Il affirme qu’au théâtre, même lorsqu’il n’y a pas, ou très peu, d’action à proprement parler, comme chez Beckett, par exemple, l’écriture doit impérativement faire évoluer la situation. À l’opéra, c’est la musique qui permet au spectacle d’avancer. Dégagé de cette responsabilité, le texte peut alors se permettre de faire du surplace, d’exprimer autre chose que le déroulement d’une histoire. Cette possibilité nouvelle m’a beaucoup inspirée. C’est d’autant plus riche comme piste de travail que l’œuvre originale comporte une temporalité aussi forte qu’ambiguë : bien que les marques du temps soient extrêmement présentes dans l’écriture, le moment qu’elle dépeint se situe dans un temps comme suspendu, confus. L’autre chose qui m’a guidé dans mes choix pour le livret, c’est la sonorité des mots. Tout au long du travail d’adaptation, je me suis demandé : qu’est-ce que j’entends qui peut être chanté dans ce texte ? Bien sûr, la voix de Duras est emblématique de son écriture et j’ai tenté de m’appuyer sur sa singularité pour modeler son texte. Sa voix grave, avec sa diction lente qui dessine une prosodie inimitable, rappelle d’ailleurs le chant.

 

Il s’agit de votre première incursion dans le monde de l’opéra. En quoi ce médium nouveau vous permet-il d’approfondir votre démarche comme metteur en scène ? 

Depuis des années, mon travail en théâtre m’amène à chercher une structure dramaturgique qui permet de sceller un pacte avec la salle, en construisant peu à peu les conventions du jeu de la fiction par lequel les interprètes incarnent des personnages. À l’opéra, cet aspect est très peu présent. C’est toujours étrange pour moi : on veut me faire croire que les personnes sur scène sont réelles, alors qu’elles s’expriment en chantant ! Bousculer le langage très codifié de l’opéra fait partie des éléments qui m’intéressent dans ce projet. L’écriture de Duras propose une matière riche à cet effet. Pour moi, son œuvre préfigure toute notre contemporanéité face à la fiction. Dans Hiroshima mon amour, les deux amants évoquent un troisième personnage, celui de l’amant allemand, et le font exister de manière très singulière. Plutôt que de le nommer, iels l’inventent en lançant des idées pour tenter de dire ce qu’il était et ce qu’il aurait pu être. Cette évocation des possibles est aussi présente dans notre spectacle par plusieurs mises en abyme. La fiction s’y installe peu à peu par l’entremise de différents dispositifs. L’on convie sur le plateau la figure de l’écrivaine, représentée par la cheffe d’orchestre, qui sera aussi chanteuse, ce qui est totalement inattendu dans le monde de l’opéra, me semble-t-il. La présence sur scène du cinéaste Karl Lemieux nous permet aussi d’incarner la figure de l’amant allemand. Et alors que Karl procède en direct à la « destruction » de la pellicule du film de Renais, son travail de transformation de la matière devient une analogie de la guerre. L’altération du film suggère alors l’altération du monde par l’explosion à Hiroshima.

 

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