Quel territoire est significatif pour vous et quelle relation entretenez-vous avec ce dernier ?
J’ai toujours su que c’est à Guovdageaidnu, là où je suis née, que je suis chez moi. Ma mère n’avait pas eu le temps de se rendre à l’hôpital et m’a donné naissance dans le lieu qui est devenu plus tard celui du collectif artistique sámi Dáiddadállu. Mon mari est éleveur de rennes et, en avril ou mai, nous nous déplaçons avec notre troupeau de rennes vers la côte, où nous demeurons pendant quelques mois. Je ressens une connexion très profonde avec plus d’un territoire et ses habitant·e·s. Certaines personnes pourraient penser qu’un lien solide avec des territoires traditionnels pourrait limiter la pratique créative. En fait, c’est très libérateur et cela me rend plus forte en tant qu’artiste.
Quels éléments ont imprégné le processus de création de Vástádus eana ?
Je me suis inspirée des mouvements sociaux, comme Black Lives Matter, #MeToo et Standing Rock. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est le pouvoir que les gens acquièrent en faisant bloc pour résister à l’injustice, qu’il s’agisse d’un rassemblement physique ou virtuel.
La pièce est également imprégnée par les luttes contemporaines des Sámi·e·s, plutôt que par leur histoire. En effet, un matériau que j’affectionne correspond aux expériences vécues. Je préfère celles-ci aux archives écrites, qui ont souvent été consignées par des personnes qui ne sont pas autochtones. Nos corps sont porteurs de savoirs et de mémoire ; il suffit de s’y plonger pour activer les récits incarnés qui nous caractérisent.
En outre, j’ai été très marquée par un projet réalisé en 2017-2018 par les artistes sámi·e·s Niillas Holmberg, Jenni Laiti et Outi Pieski, intitulé Rájácummá – Kiss from the Border. Il s’agit de huit vers de poésie placées sur des pancartes le long de la frontière entre la Norvège et la Finlande, dans la vallée du fleuve Deatnu. C’est un projet à la fois très politique et empli d’amour. Il constitue l’une des sources d’inspiration m’ayant poussée à créer une pièce basée sur l’amour pour la terre, plutôt que sur la colère.
Le projet Rájácummá – Kiss from the Border met en lumière le fait que Sápmi, le territoire sámi, s’étend au-delà des frontières nationales. On retrouve cet aspect dans Vástádus eana, où plusieurs joiks traditionnels, portant sur la nature, viennent de diverses régions. D’autres ont été composés par Frode Fjellheim, qui a également arrangé de manière polyphonique tous les joiks, y compris celui que j’ai composé et celui qui nous a été transmis par un ainé à l’une des performeuses et moi-même.
En quoi consistent vos recherches sur les mouvements sámis et comment ont-ils nourri la pièce ?
Comme on m’a souvent demandé s’il existe des danses traditionnelles sámies, j’ai interrogé des ainé·e·s à ce sujet. L’un d’eux a affirmé que « nous les Sámi·e·s ne dansons pas, ce sont les Norvégien·ne·s qui dansent ». J’ai réalisé par la suite que, pour cet aîné, seule la danse de couple en musique correspondait à de la « danse ». En fait, tout mouvement qui n’est pas fait dans un but pratique – par exemple, lancer un lasso pour attraper un renne – est de la danse. Par exemple, c’est le cas pour les mouvements de la main que font les trois hommes qui joikent dans mon court-métrage The joiking hand.
Je me suis inspirée de ma pièce Jorggáhallan – basée sur des mouvements décrits par des ainé·e·s – pour créer la séquence au début de Vástádus eana. Les performeuses y demandent la permission à la terre de l’habiter en dansant et en joikant. Il s’agit de s’engager à laisser le territoire tel qu’on l’a trouvé. C’est quelque chose que l’on fait en son for intérieur, une tradition sámie que j’ai apprise de ma mère. Pour Vástádus eana, je l’ai transposée en mouvement chanté et joiké.
Comment arrivez-vous à combiner tous ces chapeaux : celui de chorégraphe, de réalisatrice, d’éleveuse de rennes, de cofondatrice d’un collectif artistique autochtone, de mère ?
Il me semble que je ne peux pas faire autrement. D’ailleurs, de nombreuses artistes sámies sont impliquées dans de nombreux projets. L’art est un médium très puissant, permettant de vivre des expériences incarnées et spirituelles. C’est une manière de faire entendre les voix autochtones et de reprendre l’espace, aussi bien physique que public. Avec cette pièce, c’est la première fois que mon travail est diffusé sur de grands plateaux.