Outre la peinture de Bacon, quels éléments ont influé sur votre travail d’adaptation scénique ?

 Angela Konrad : Je parle souvent de « l’athlète affectif » dans le sens le plus artaudien du terme : la chair, le sens sacré, pervers, masochiste, la dimension sacrificielle du texte. J’avais l’impression que la mise en scène pouvait montrer tout ce que le texte du roman de Larry nous fait ressentir.

Larry Tremblay : À la suite de quelques séances d’exploration, deux grandes voix s’ouvraient devant nous : soit miser sur une remémoration de la relation vécue entre Francis et George, et donc, centrer l’action sur la mémoire de Francis avec, comme conséquence, l’emploi d’une parole au passé proche de celle qu’on trouve dans le roman. Ou bien miser sur une reconstitution d’événements qui se jouent au présent. Et donc, donner au personnage de George une présence active allant au-delà du simple statut de fantôme. Une alternance entre remémoration et reconstitution pourrait être aussi envisageable.

 

En comparaison avec le roman, quel pacte de lecture l’adaptation nécessite-t-elle ?

L. T. : Le défi que me posait l’écriture du roman était d’installer dans la chair des mots la sensation que provoque la contemplation d’un tableau de Francis Bacon. Je n’avais pas seulement une histoire à raconter, mais à faire émerger des différents épisodes de la vie du peintre la charge sensorielle de son œuvre, reliée à ce que Bacon appelait « la viande humaine ». L’adaptation scénique, misant principalement sur la relation du peintre avec son modèle et amant, déplace cette charge sensorielle. Elle se retrouve incarnée dans la relation tumultueuse entre les deux hommes, ce qui pourrait amener George à s’emparer parfois de la parole de Francis comme s’il s’agissait d’un jeu érotique.

 

Parlons de l’idée du portrait. Qu’avez-vous réduit, gonflé ou accentué chez Bacon ?

L. T. : Passer du roman à la scène demande évidemment un travail d’épuration et de réduction de la masse textuelle. Je dois mentionner que Tableau final de l’amour n’est surtout pas un roman biographique, c’est une fiction dont j’ai imaginé la plupart des personnages. En fait, l’œuvre picturale de Bacon est ma véritable source d’inspiration, la réelle matière à l’œuvre dans le roman. L’adaptation théâtrale sera fidèle à cette « matière picturale », mais en l’installant dans la dynamique sadomasochiste qui s’inverse entre le peintre et son modèle.

A. K. : L’enjeu est de rendre la force de l’écriture ¾qui relève du narratif et qui a besoin de se déployer dans sa force stylistique ¾tout en rendant compte de l’univers de Bacon, lequel est perceptions, sensations. J’ai approfondi mon intérêt pour Bacon grâce à Gilles Deleuze et son livre, Francis Bacon, logique de la sensation.

Les gens qui connaissent Bacon arrivent avec leurs références. Les images poursuivent leur chemin… Or, le théâtre n’est pas un musée. Nous demeurons dans l’action scénique, l’incarnation. Quelle est la fonction de la représentation théâtrale, lorsqu’on évoque un peintre et son œuvre ? Qu’est-ce que la représentation est censée révéler ou cacher ? Doit-elle rendre visible l’invisible ? Chez Bacon, nous sommes au-delà de l’opposition entre figuratif et non-figuratif ; nous sommes dans l’extraction. L’écriture scénique cherche à transposer ces données-là.

 

L’un des premiers triptyques peints par Bacon s’intitule « Trois études de figures au pied d’une crucifixion ». Cette histoire a-t-elle une dimension morale qui nous place au pied d’une (autre) crucifixion ? Sommes-nous en présence d’une « pièce dans une pièce » ?

L. T. : J’ai voulu permettre au personnage fictif de Francis d’évoluer vers la compassion ou la bienveillance. Honnêtement, je ne crois pas que le vrai Francis ait vécu le deuil de George Dyer comme je l’ai exprimé dans le roman. Je me suis permis cette audace de romancier, inspirée par la structure grecque de la tragédie — que Bacon appréciait — qui offre au héros la possibilité de prendre conscience de sa faute.

A. K. : La question de la « pièce dans la pièce » surgit dans cette scène où Francis rentre chez George après sa mort ; c’est l’instant qui fait tout basculer dans le roman. Francis découvre un univers caché. Je trouve ce moment extrêmement fort. Il y a là tout le mystère de l’Autre. Bacon comprend enfin.

 

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