La façon dont vous vous appropriez le ballet dans Hatched Ensemble est l’aboutissement d’un parcours qui a commencé à l’âge de huit ans. Comment votre relation à la danse classique a-t-elle évolué ?
Ça a commencé par la curiosité, quand j’ai vu des enfants de mon école faire des mouvements inconnus. Au début, c’était génial, nos professeures étaient comme des mères, elles prenaient soin de nous. Ça s’est gâté à 18 ans, quand je suis entrée dans une institution où j’étais la seule femme noire. Il y avait aussi un garçon, mais comme il y avait peu de danseurs, ça allait bien pour lui. Moi, j’ai entendu des choses très dures, très destructrices comme, par exemple, que je n’étais pas faite pour le ballet, que je ne réussirais jamais. Je me demandais si j’avais le bon corps, la bonne couleur de peau, les bons cheveux… Mais j’ai tout enduré. J’avais une bourse pour ces études et je voulais les finir.
Cette expérience m’a beaucoup inspirée parce qu’elle m’a amenée à considérer la danse comme un concept. Le fait que mes cheveux et mes grosses fesses ne convenaient pas au ballet a suscité un questionnement sur la politique du corps, lequel a fondé ma démarche artistique. Ça m’a rendue plus forte de remettre en question ce milieu qui ne m’acceptait pas.
Diriez-vous que la pièce réconcilie cultures traditionnelle et occidentale ou qu’elle est plutôt une critique et une libération du ballet ?
La pièce intègre le ballet autant qu’elle le critique. La répétition de la musique du Cygne évoque l’histoire de la danse et ce que le ballet demande d’endurer année après année, car c’est très exigeant. Le lavage du linge à la main est aussi une métaphore de ce dur labeur. C’est comme si on étendait sur la corde à linge notre sale expérience du ballet, les longues heures de travail, la sueur, le sang, ce qui a presque tué notre estime de soi… d’où les costumes rouges. Cette corde à linge traduit un état mental, parce que tu évolues dans un monde magnifique tout en pensant au suicide tellement c’est difficile. Elle est aussi comme une ligne du temps : veut-on revenir en arrière ou aller de l’avant ? On a enduré tout cela, mais on en sort.
Le fait est que nous n’étions pas autorisées à pratiquer cette danse. Certaines se sont fait dire quoi manger pour rester minces, de mettre des perruques pour se faire un chignon… Il fallait être autre. Nous voulons être de vraies femmes africaines et montrer comment utiliser cette forme d’art, comment en parler, en réclamer notre part, car nous l’avons étudiée. Les chorégraphes de par le monde parlent du ballet de différentes manières ; nous, on le fait sur pointes.
On utilise les pointes autrement qu’en ballet, où il faut être fine, légère comme une plume. Ici, elles deviennent des instruments de percussion. On remue les corps, on secoue les tutus et on fait aussi d’autres choses non autorisées en danse classique, comme être torse nu, parler, chanter ou juste marcher normalement. Et il n’y a pas non plus que des corps maigres sur scène. En Afrique, tout le monde peut danser; que ce soit sur pointes ou non. Bref, je montre autant la tradition occidentale que la tradition africaine et les fusionne.
Comment avez-vous approché cette transposition du solo en pièce de groupe ?
La thématique originale importait peu. Cette transmission visait surtout à empuissanter la jeune génération. Beaucoup étudient le ballet et le petit nombre qui arrive sur scène n’a pas de grands rôles. Je voulais faire un ensemble de solistes, montrer l’exemple aux danseurs et danseuses qui viendront après nous. C’était aussi une manière de créer de l’emploi pour la relève. Le public était heureux de voir pour la première fois en Afrique du Sud un groupe entier d’interprètes noir·e·s sur pointes.
Après une carrière de travail en solo, j’étais prête émotionnellement, spirituellement et physiquement à revenir à mon point de départ, soit le solo La mort du cygne dont je prends la musique dans cette pièce et qui était la prémisse du solo Hatched. Cette œuvre est une continuation de mon travail, un rêve de longue date rendu enfin possible grâce à une petite subvention. Et j’y ai tellement pensé, je l’ai tellement imaginée, que la création s’est faite très rapidement. Je l’avais toute en tête ! Je suis retournée dans mes cahiers pour voir ce que j’avais écrit à l’époque. J’ai créé quelque chose de différent, d’actuel, mais il reste une forte connexion avec le solo d’origine.