En plus de clore une trilogie qui rend visibles diverses communautés andines, Wayqeycuna vous a amené à vous réinstaller dans celle que vous aviez quittée depuis très longtemps. Comment est-ce arrivé ?

J’avais besoin de parler de mes frères biologiques et culturels parce que nos chemins ont été séparés par la vie. Je suis parti jeune de ma communauté et n’y étais jamais revenu du fait de mon homosexualité. J’ai grandi dans la solitude et me suis senti expulsé par la honte que je ressentais d’être ce que je suis. Les cultures autochtones parlent de bispiritualité, de sages qui réunissent les énergies masculine et féminine et sont capables d’unir les communautés. Mais la conquête et les Jésuites ont ancré une vision binaire de la famille et tout ce qui s’en éloigne est mal vu. L’Église est encore très présente dans les régions rurales ; la vie est très difficile pour un homosexuel et son espérance de vie ne dépasse pas 30 ans.

Dans la pièce je dis : « Personne ne pensait que j’allais survivre à l’enfer, mais je suis là. » Personne ne pensait que je reviendrais. Mais grâce à la création, je n’ai plus peur d’assumer qui je suis et j’ai prouvé que j’étais l’un d’eux. Je suis revenu en étant Tiziano Cruz, représentant de cette communauté, reconnu à l’international, qu’on voit dans les médias, sur le travail de qui on écrit… Le défi pour moi était de donner voix à ma communauté en laissant de côté la rancœur qui avait pu s’accumuler au fil des ans, de revenir et de m’y connecter. Et une des choses merveilleuses qui se sont passées, c’est que les gens suivaient mon travail par les réseaux sociaux et me disaient ce qu’ils voulaient que le monde connaisse d’eux, ce qu’ils voulaient que je filme ou pas pour le spectacle. C’est comme ça qu’il s’est monté.

 

La notion de collectif et de collaboration s’exprime aussi dans l’atelier de fabrication de pains que vous organisez en amont du spectacle. Pourquoi est-elle si importante pour vous ?

Je viens de ces parties du monde qui ont d’autres récits, d’autres façons de raconter. Ce qu’on propose a plus à voir avec l’expérience qu’avec les canons artistiques ; ce que l’on veut, c’est partager une expérience parce que notre philosophie de vie est communautaire. Notre esthétique en est forcément imprégnée.

On connaît bien par ailleurs les impacts de la colonisation sur nos communautés. Il faut travailler à ce que ça ne se reproduise pas et le changement auquel on aspire ne peut se faire en solitaire. La révolution que nous souhaitons ne peut être menée que par les Autochtones, nous devons la faire tous ensemble. Mon rôle est de faire connaître notre philosophie communautaire dans le monde et de trouver des allié·e·s. Wayqeycuna offre un regard qui dépasse les différences entre Blancs et Autochtones, qui dit que nous pouvons travailler les uns avec les autres. C’est l’esprit même des cultures autochtones. Le militant et écrivain brésilien Ailton Krenak dit que le futur est ancestral. Ce futur est communautaire, collaboratif. C’est la seule stratégie valable pour s’unir et vaincre l’ennemi commun, soit le néolibéralisme qui nous divise. Au fond, Wayqeycuna opère pour moi une triple réconciliation : avec ma famille, avec ma communauté et avec le peuple blanc.

 

Quel est le sens de la figure de chien ailé produit dans l’atelier de boulangerie ?

Ce chien est relié au syncrétisme de la procession de Santa Bárbara, que j’ai filmée pour le spectacle. Avec l’arrivée des conquistadors, les saints ont remplacé les « malkis », les défunt·e·s que nous portions sur nos épaules jusqu’au sommet de la montagne pour que le froid les conserve jusqu’à la fête des Morts. Ces « malkis » habitent le territoire de la Pakarina, que nous appelons le ciel parce que c’est le lieu où reposent les personnes qui passent du monde terrestre au monde ancestral. Les offrandes de pain pour favoriser leur réincarnation se pratiquent partout en Amérique latine et chaque région privilégie différentes figures. Chez nous, on fait beaucoup de chiens avec des ailes en écho à une tradition très ancienne. À l’origine, tout le monde avait des chiens que l’on sacrifiait lorsque quelqu’un mourait et que l’on harnachait comme un cheval pour transporter la personne décédée et jusqu’au territoire de la Pakarina et la protéger. La mort n’est pas un tabou dans nos cultures ; c’est une étape avant un retour à la vie. Nous en avons une conscience aiguë et ce n’est pas douloureux, même si la perte de quelqu’un l’est. Ces rituels sont des outils pour mieux vivre le deuil.

 

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