Make Banana Cry propose au public une fausse « exposition » coloniale et un défilé de mode comme prémisse de l’œuvre : deux lieux propices à la mise en scène et à la monstration des corps. Dans cette version du dispositif, vous explorez le concept d’asianité. Que cherchez-vous à faire activer ou à faire trembler dans le regard du public ?
Andrew Tay : Dans cette version du travail, nous avons rassemblé des artistes aux héritages culturels diversifiés provenant des diasporas de l’Asie de l’Est, des racines auxquelles Stephen et moi appartenons. Les objets mis en scène sont donc des produits de consommation qui font très magasin-à-un-dollar fait-en-chine. Ce jeu sur l’objet cheap, issu d’un cliché asiatique bien assumé et exposé sur un socle sacro-saint, instaure une rupture critique.
Le défilé de mode est une parade, une procession très près du rituel où des corps et des images sont donnés en continu au public. Make Banana Cry est un tapis roulant de clichés culturels, corporels, de genres. Ce contexte permet au public de prendre la mesure de leur regard : à savoir comment il contribue aussi à produire ces images stéréotypées, à projeter des idées, à catégoriser et à fétichiser ces corps.
Stephen Thompson : Nous jouons consciemment sur l’idée que le public vient voir quelque chose d’exotique en renversant les attentes et les codes habituels.
Bien sûr, le fashion show renvoie au capitalisme et au consumérisme, tandis que la fausse exposition soulève des enjeux coloniaux inhérents aux musées nationaux et aux institutions culturelles. Pour nous, ce contexte précis permet surtout de mobiliser une attention singulière aux détails qui sont exposés.
Le regard du public navigue ainsi entre différents référents asiatiques issus de la culture traditionnelle et populaire, ainsi que des éléments plus abstraits. Dès leur entrée en salle, les spectateur·trice·s sont conscient·e·s d’eux-mêmes ou d’elles-mêmes, etse voient regarder voir. C’est ce qui crée une tension dualistique entre la pensée et les sensations ; entre ce que tu perçois et ce que tu projettes.
Comment travaillez-vous la friction entre la fixité des stéréotypes asiatiques et la fluidité identitaire des corps politiques que vous performez ?
S.T. : Nous nous sommes longuement interrogés à savoir comment déconstruire les gestes typés : par le costume ? par le jeu d’objets ? Un peu des deux. L’idée est de créer un espace où il est possible d’examiner comment le sens peut émerger de l’intérieur de soi et, en même temps, être mis à l’épreuve du regard extérieur posé sur soi.
Concernant le processus de création, nous avons eu des conversations sur nos histoires personnelles, sur la façon dont nous nous sentions concerné·e·s par images d’« asianité » véhiculées dans les médias, ainsi que sur les origines de certains stéréotypes et archétypes.
Ensuite, il y a inévitablement un travail très intime à faire. Chaque performeur et performeuse contribue au processus de création avec son identité culturelle et son historique corporel. En tant qu’artistes raciséˑeˑs, nous avons tous et toutes performé, joué, dansé ou représenté des caractéristiques asiatiques qui ne nous correspondent pas. Nous avons donc dû nous rapprocher de nous-mêmes afin de mieux comprendre nos traumatismes à travers tout ça.
Ensuite, en les assumant, ça devient intéressant de les mettre à l’intérieur de cette machine chorégraphique que nous avons créée afin de voir ce qui peut en sortir.
A. T. : Je crois que faire face aux stéréotypes culturels permet une meilleure compréhension de soi. Ces clichés font intégralement partie de notre société et nous dialoguons avec eux, que nous le voulions ou non. Notre travail sur le stéréotype est un travail d’investigation au sens plein, c’est-à-dire qui puise dans différentes stratégies performatives. Nous travaillons par exemple l’approche physique purement mécanique visant à déconstruire la posture ou l’état de corps sous le stéréotype. Nous explorons aussi les moments où une fantaisie ou un nouveau récit se révèlent.
Ces niveaux ne sont pas fixes, ils sont poreux, changent d’un regard à l’autre. Une personne du public peut voir la figure soumise de l’Asiatique à un moment où je ne fais que plier les genoux. Notre travail s’intitule Make Banana Cry, nous sommes donc très intéressés par cette idée de glissements référentiels, à quel point il est facile de déraper, de se faire prendre au jeu par le stéréotype.
Alors que nous nous approchons de la fin du travail, nous nous demandons s’il est possible de se déplacer à l’extérieur de ces clichés et de ces stéréotypes culturels afin d’incarner pleinement le flux continu de nos identités contemporaines. Nous espérons que ce travail permette au public l’espace nécessaire à cette considération.