Une part de votre inspiration pour danses vagabondes trouve son origine dans votre performance avec les avatars numériques de Delusional World de l’artiste Lu Yang (Festival Elektra, 2023). Pouvez-vous nous en dire plus ?

Pouvoir incarner ces personnages hallucinés, empruntés à l’horror fantasy et aux mangas, me libérait d’un certain sérieux de la danse. J’y ai injecté une bonne dose de jeu, d’audace et de possibles. C’était pour moi une véritable prise de risque. À mesure que j’animais ces figures — dieux avec la tête dans le ventre, visages distordus, corps éclatés —, un lâcher-prise s’imposait. Je pouvais être aussi extrême qu’eux, on ne me reprocherait ni mon âge, ni mon genre, ni ce que je suis censée être. Il m’a semblé que je devais éviter le piège de la danseuse qui se glisse simplement sous des avatars, ce qui m’aurait rendue prisonnière des univers auxquels on les associe. Je les ai pris pour ce qu’ils étaient, des dessins. Momentanément j’ai été leur anima et je les ai fait danser comme je voulais. Malgré les contraintes techniques et les difficultés physiques, j’ai adoré faire ce projet. J’avais carte blanche.

Cette performance m’a éloignée instantanément de ma pièce précédente, Stations, et m’a propulsée avec humour dans la prochaine création, c’était un rite de passage parfait.

 

Dans une entrevue, vous évoquiez votre attrait pour la vitesse et l’intensité physique, qui semblent vous permettre de « disparaître ». Qu’est-ce qui vous attire dans cet état ?

La vitesse n’est pas un artifice ou un ajout, ce n’est même pas un choix, c’est une pulsation, un souffle, mon rythme. C’est comme une musique qui se bouscule et se précipite en moi. En décuplant les secondes, j’ai l’impression d’étirer le temps. La vitesse me sauve peut-être de l’ennui, elle m’éloigne du confort, de la nonchalance ou des postures.

J’aime aller au vrai, j’aime voir un corps habité ou transcendé par la danse et par les réflexions et les questions qui l’habitent. Je passe ma vie à réfléchir, à ressentir et à avoir des impressions ; ça va vite dans ma tête, ça va vite dans ma danse. Ce plein qui m’habite et qui croît avec les années est ce qui peut vibrer sur scène. Je crois aussi que la vitesse transforme notre regard sur le corps en brouillant les contours. Ça court-circuite notre jugement, déjoue notre regard formaté. Dans la vitesse, l’ego disparaît pour céder la place à des gestes bruts qui dialoguent. Est-ce une disparition ? Ou est-ce être tout simplement là ?

Dans cette nouvelle création, il n’y a pas que la vitesse. Je me casse avec elle, comme les danseurs de butô avec la lenteur, pour arriver ailleurs. Vitesse et lenteur sont une façon de créer un autre temps dans le temps.

 

Que vous évoque le vagabond ?

Il ressemble aux artistes que j’aime, il ressemble aux savants qui m’impressionnent, il ressemble peut-être un peu à l’enfant. Il est hors du temps, hors « game », il a une autre façon de jouer la vie ; il est vide, il est plein. Loin de son apparence, il est proche du corps. C’est un bougeur et j’aime le mouvement, ce qui est statique m’inquiète, ce n’est pas normal d’être sans mouvement.

J’aime différents visages du vagabond. Je peux imaginer qu’il est celui qui choisit d’être sans richesse, sans possession ni attaches — c’est assez proche des danseurs ça. Qu’il est le fou glorieux, que sa grandeur réside dans son exigence à être lui-même. Je pense à l’Ermite, qui mène une quête introspective, je pense au Fou du Tarot ou au Pendu, celui qui voit le monde à l’envers. Des rhizomes.

 

Comment cette figure nourrit-elle votre approche du mouvement dans le processus de création ?

Vous m’interrogez sur le vagabond, j’ai choisi comme titre danses vagabondes, ce n’est pas tout à fait pareil. Je ne voulais pas m’approprier le personnage du vagabond. J’essaie de rester aux aguets, de faire confiance à l’imprévu, d’être fluide, intuitive. Je me permets de suivre et d’écouter là où le corps veut aller ; je reste ouverte aux chemins et aux possibilités qui s’offrent à moi. Cette pièce est d’ailleurs l’une de celles où j’ai passé le plus de temps en improvisation pour composer la partition chorégraphique.

Le titre est inspiré du livre de Carlo Rovelli, Écrits vagabonds, qui regroupe quelques-uns de ses articles scientifiques et personnels sur une période de cinq ans. Il parle des papillons de Nabokov, d’Einstein, d’Hawking, de voyage dans le désert, de LSD et de beaucoup plus. Ça a été une inspiration, un déclencheur immédiat.

 

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