Si toutes vos œuvres s’inspirent de réalités libanaises, Du temps où ma mère racontait est centrée sur votre histoire familiale. Qu’est-ce que cela a impliqué comme défis et bénéfices ?

Ce spectacle est né d’un besoin de ne pas laisser les combats et la résistance des gens disparaître dans le désordre politique ambiant : nous ne sommes pas des numéros, mais des personnes avec des souvenirs, des rêves, de la passion… Il est également né de l’urgence de sauver une âme, de transformer le corps d’un combattant en danseur. Le spectacle est ancré dans des histoires authentiques, des histoires intimes et sincères de mères emblématiques et de leurs familles, confrontées à des tragédies, mais aussi à des victoires, comme celle de Leila qui a réussi à protéger son fils du martyr et danse avec lui.

Cela autorise à croire au rôle que l’art peut jouer au Liban et à sa capacité d’influer sur le destin des individus. Il a changé celui d’Abbas. Il s’était engagé en Syrie pour devenir martyr et il partage la scène avec sa mère depuis maintenant trois ans.

Nous insistons sur la valeur de cette victoire et sur la célébration de l’amour et de la vie dans cette période sombre et violente. Nous insistons aussi sur la transmission du récit d’une famille au destin tragique. Nous voulons garder vivante la mémoire des personnes qui ont quitté ce monde sans connaître la justice et la vie qu’elles méritaient. Plus que jamais, nous ressentons le besoin de monter sur scène et de danser nos histoires. Et c’est très émouvant de traiter des matériaux personnels.

Affronter les drames intenses que ma famille essaie de surmonter n’a pas été facile. C’était comme si nous rouvrions les plaies. Mais je trouvais très important de traiter des blessures non cicatrisées, car la tragédie se poursuit. Ma tante Fatmeh est morte avant d’avoir retrouvé Hassan, mais sa sœur le cherche encore. De nombreuses mères cherchent leur fils disparu ou tentent de sauver ce qu’il en reste. En tant que chorégraphe, j’essaie de sauver l’histoire elle-même. Je crois que les histoires individuelles peuvent résumer un contexte, qu’une chorégraphie peut réécrire les histoires oubliées et l’histoire elle-même.

 

Quels sont les défis particuliers du travail avec des artistes non professionnel·le·s ?

Il n’y en a pas. C’est toujours très délicat de faire de la danse avec qui que ce soit, surtout lorsqu’il s’agit de sujets intimes. Nous cherchons toujours à nous adapter au corps, à la manière de bouger et aux besoins de l’être humain en scène. Et créer de la danse à Beyrouth demande une perpétuelle adaptation aux situations, à l’espace, aux événements… Cette impossibilité de planifier à long terme rend le processus de création très excitant, plein de surprises, plus intéressant que ce qui était prévu.

 

Les femmes sont une figure centrale dans votre travail. Pourquoi sont-elles si importantes pour vous ?

J’ai grandi dans une famille pleine de femmes puissantes. Leurs luttes, leur résistance, leur amour, leur capacité à être fragiles et puissantes à la fois m’ont toujours impressionné. Si les femmes, les filles, les mères, les épouses et les sœurs n’insistaient pas pour raconter et transmettre les histoires des hommes, et plus particulièrement celles des religieux, nous ne les connaîtrions pas. En fait, ce sont elles les véritables héroïnes. D’ailleurs, la plupart de mes idoles dans la résistance, l’art, la danse… sont des femmes. Leur force est une source d’inspiration formidable.

 

La mise en espace des corps, le travail du regard, du temps et du silence marquent la signature chorégraphique de la pièce. Quel en est le sens ?

Beaucoup de mes chorégraphies sont basées sur la tension créée par le positionnement des corps dans l’espace. Parallèlement, certains sentiments et idées ne peuvent être exprimés que par les yeux. Dans la trilogie sur l’amour, l’accent est ainsi mis plus particulièrement sur la chorégraphie du regard et le temps passé à regarder l’autre. Rien n’est plus honnête que le temps passé à plonger dans le regard de nos amant·e·s ou la gêne de les regarder dans les yeux.

Par ailleurs, nous ralentissons le temps pour souligner les images et les détails que nous n’avons pas le luxe de ressentir et de voir dans le rythme du quotidien. Car nous avons tendance à faire l’impasse sur la poésie et le pouvoir de se regarder, de se toucher, d’écouter et de répéter ce que nous avons à dire. Le théâtre est un espace qui nous rappelle l’importance de tout cela et qui nous permet de nous sentir humains et moins comme un rouage de la mécanique du système.

 
Retour au spectacle