Pour écrire cette partition à quatre mains, vous avez visité vos lieux d’origine respectifs et interrogé une liste de proches. Quel était l’objectif de ce périple ?
Gurshad Shaheman : On s’est d’abord loué un appartement à Sarajevo en 2022 pour établir les bases du projet et se raconter nos vies. On cherchait une ville inconnue de nous deux et dont on ne parlait pas la langue. Sarajevo avait l’avantage d’être à la croisée de l’Occident et de l’Orient, où les mosquées côtoient les églises, mais aussi un lieu marqué par la guerre. Ce séjour avait pour but d’établir une liste de noms et de lieux pour que l’autre puisse tirer des fils, des axes, parce qu’une vie de 40 ans, c’est long. La mission que nous nous sommes fixée était d’esquisser le portrait de l’autre, mais aussi d’aborder ce qu’il y a d’irrésolu dans sa vie. La liste est constituée de membres de la famille, d’amant·e·s, d’ami·e·s, mais aussi de personnes décédées. C’est une mission réelle, ancrée dans un territoire géographique, mais aussi poétique, onirique, spirituel. En juin 2023, Dany est donc parti en mission en France et en Turquie pendant que j’amorçais un pèlerinage à Montréal et au Lac-Saint-Jean.
Dany Boudreault : Pour ma part, je suis allé en Turquie, jusqu’au mont Ararat, à la frontière iranienne. Je n’ai pas pu entrer en Iran pour des raisons diplomatiques. C’était une période agitée par les manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Amini. L’ambassade d’Iran à Ottawa est fermée depuis 2013. L’impossibilité d’entrer en Iran m’a forcé à donner une nouvelle inflexion imprévue au récit. J’ai rencontré l’oncle de Gurshad à Istanbul, mais aussi des réfugié·e·s iranien·ne·s coincés en Turquie, pour avoir un aperçu sensible de la réalité d’une personne LGBTQI+ de l’autre côté de cette frontière qu’il m’était interdit de traverser. En France, j’ai rencontré les tantes et toute la famille de Gurshad, sa grand-mère, ses ami·e·s, ses amants. Et j’ai rencontré par Zoom son père, qui vit toujours en Iran.
Livrer les clés de sa propre vie à l’autre appelle-t-il à une confiance absolue envers lui ? Est-ce que ce processus vous sort de vos zones de confort ?
D.B. : C’est assurément inconfortable. Un acte d’abandon. On est habitué de raconter notre vie selon un récit organisé des événements qu’on crée nous-mêmes. Le confier à quelqu’un d’autre permet de révéler comment on se construit soi-même une identité, à partir de quelles rencontres on devient qui l’on est. On ne se permet pas de dire exactement la même chose à un tiers. Mes ami·e·s ont révélé des choses à Gurshad qu’ils ne m’auraient jamais dites. C’est cette triangulation qui devient intéressante, le changement de focale, cette manière de faire parler les autres sur soi.
G.S. : On a senti qu’on pouvait aller loin grâce à la confiance entre nous, mais ce qui est fou, c’est la confiance des gens qu’on rencontre. Très vite, les personnes parlent d’elles, se confient sur des choses intimes, des divorces, des maladies. On développe une relation particulière avec elles, on devient cette oreille qui capte leur intimité. Pendant l’enquête, plus les gens me parlaient de Dany, plus son image s’éloignait. Des ami·e·s d’enfance racontent une relation à Dany qui s’est cristallisée chez elleux, à une période de sa vie, et la figure de Dany se démultiplie et se diffracte. Il y a des choses qu’on sait sans les formuler, mais les entendre dans un récit, ça prend par surprise. L’émotion est très forte. C’est extrêmement confrontant et déstabilisant, comme lorsque ma sœur lui a raconté la journée qu’elle a passé seule avec ma mère, le jour de mon coming out qui s’est fait de manière assez brutale et dont elle ne m’avait jamais parlé. Bien sûr, il y a une part d’affect, mais c’est aussi une émotion littéraire.
Sur tes traces s’inspire de votre rencontre avec la culture d’un autre continent et le choc d’une altérité ?
D.B. : Nous tentons de mettre en relation nos souffrances et nos joies. Par exemple, mon enfance marquée par une certaine violence dans un rang du Lac-Saint-Jean et celle de Gurshad qui est né l’année de la révolution en Iran. Ces expériences n’ont rien à voir. On essaie de faire dialoguer nos histoires dans un esprit de reconnaissance de l’autre. Je me suis intéressé, pour ma part, à son rapport au silence et à la parole, à ce qui est tu et à ce qui est révélé au sein de la famille de Gurshad. Je tente de comprendre également l’importance du père, physiquement absent, mais symboliquement omniprésent.
Comment s’articulent ici les notions d’identité et de frontière chères à vos démarches ?
G.S. : On retrouve encore, au cœur de ce projet, la notion de frontière, la quête identitaire et le voyage initiatique. Qu’est-ce que cela implique de traverser un territoire, d’y entrer, d’en sortir ? Si on a la chance d’être autorisé à le faire. À quel moment suis-je étranger, Français, Iranien, Azéri et francophone aussi ? Comment je me projette dans l’autre, comment l’autre se définit-il ? Toutes ces questions sont présentes dans ce projet : les questions de la limite, de l’appartenance, de la conception de l’identité, de la liberté de circulation. La grande beauté réside dans une écriture à quatre mains, une écriture mixte, qui vient avec le risque de la rencontre.