Vous évoluez depuis une décennie dans un univers infini de recherches, de théories transhumanistes, posthumanistes et techno-utopistes. Comment réussissez-vous à assimiler toutes ces informations et à les intégrer dans vos œuvres ?

Je réalise que ça fait 10 ans que je patauge dans ces univers aux ramifications infinies… C’est un long processus d’incubation. Le plus grand défi est sans doute d’arriver à faire chaque fois table rase pour m’adresser à des regards neufs. En plongeant dans les questions soulevées par ces mouvements, c’est comme si j’avais mis des lunettes que je n’arrive plus à retirer et qui teintent tout ce sur quoi mon regard se pose.

Comme créateurs et créatrices, on se demande constamment comment aborder les répercussions, positives et négatives, liées au couplage du corps humain avec la technologie. Bien que ces réflexions puissent être parfois perçues comme complexes, élitistes ou lointaines, elles nous concernent toutes et tous dans l’immédiat.

À ce jour, l’autofiction m’a permis d’ancrer cette matière foisonnante dans le concret, de créer une accroche sensible qui transcende la théorie et sur laquelle les spectateur·rice·s peuvent s’appuyer. On veille à ce que les récits que nous mettons en scène invitent le public à mesurer ses envies et ses limites pour ensuite tracer son propre chemin.

 

À la lumière de vos connaissances et découvertes, est-ce que le futur vous effraie ?

Le présent m’effraie sûrement beaucoup plus que le futur. En fait, je crois que j’aurai davantage confiance dans le présent et dans l’avenir le jour où la littératie numérique sera prioritaire dans notre société. Dans l’immédiat, je m’explique mal comment j’en suis venue à encourager chaque jour des monopoles technologiques dont le modèle d’affaires repose sur la manipulation et la monétisation de mes comportements.

Mon analphabétisme numérique fait en sorte que depuis 20 ans, je dépends de plateformes qui contournent nos lois, ne paient pas d’impôts, ne respectent aucun droit d’auteur, érodent notre démocratie, nous discriminent et nous polarisent. Aux dernières élections québécoises, aucun·e politicien·ne n’a fait mention de l’avenir du numérique dans sa campagne. On ne nous invite jamais à le rêver. On nous laisse sous-entendre que dans ce dossier, nous n’avons pas de choix.

Si, dans l’immédiat, les enjeux éthiques entourant les impacts des nouvelles technologies ne sont abordés nulle part alors qu’ils transforment tous les aspects de nos vies, comment ferons-nous pour nous concerter lorsqu’il sera question d’immortalité numérique, d’implants cérébraux ou encore de modifications génétiques ?

Actuellement, les monopoles technologiques dont nous dépendons investissent massivement dans des projets qui visent à repenser le futur de la santé. En rêvant le couplage du corps humain avec la technologie, ils bousculent notre conception de l’humain, notre rapport au vieillissement et à la mort. J’imagine qu’en mettant en lumière ces enjeux qui ne sont pas ou peu abordés, c’est pour moi, actuellement, une façon de résister au piège de la dystopie.

 

Vous vous interrogez sur votre devoir de passation de cet autre monde qu’on a connu. Comment se matérialisent la transmission et le souvenir dans i/O ?

Née en 1980, je m’amuse parfois à dire que je suis 50 % analogique et 50 % numérique. La moitié de ma vie, ou du moins les souvenirs issus de cette moitié de vie, existent à travers des objets physiques ou dans ma tête. J’ai l’impression d’avoir une certaine emprise sur eux. Par contre, je n’ai quasiment aucun contrôle sur les traces laissées dans la seconde partie de mon existence.

Cette archive, ce doublon de moi-même, évolue et prend de l’ampleur sans moi. Je trouve étrange de n’avoir qu’un accès très limité aux milliards de données que je génère depuis 20 ans.

 

Pourquoi avoir choisi d’aborder ces thématiques à travers le prisme du deuil de votre propre père ?

Je pense que ce qui unit l’histoire de mon père et certains de ces récits techno-utopistes, c’est le désir d’avoir le contrôle sur son corps et sur sa vie, et ce, dans la dignité. Les transhumanistes sont souvent critiqués pour aspirer à allonger la vie et à repousser la mort. Mais n’est-ce pas ce que la médecine traditionnelle fait, elle aussi ? Quand l’extension de la vie devient-elle anormale ?

Je dis souvent que i/O est une pièce de science-friction. C’est-à-dire qu’en traversant avec mon père sa longue hospitalisation, les discours entendus précédemment faisant l’éloge de l’allongement radical de la vie venaient se fracasser au réel. Et c’est cette tension que j’ai eu envie de visiter.

 

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