Quel statut occupent les marionnettes ou poupées d’adolescent·e·s présentes sur scène au début du spectacle ?

D’abord, ce sont des corps immobiles et muets. Pour moi, le mutisme s’interprète non pas comme une soumission, mais comme un refus, un rejet : d’une famille, d’une société, d’une condition. Ces adolescent·e·s à la fois présent·e·s et absent·e·s font caisse de résonance d’une souffrance partagée. Le drame du protagoniste est autant individuel et intime que sociétal et politique. Il mène un combat contre le scénario sociologique qu’il doit jouer de force, qui lui est imposé : un scénario normatif oppressant qui est en fait la structure invisibilisée et naturalisée du capitalisme néolibéral.

Ce qui m’intéresse, c’est de voir la structure familiale telle que nous la connaissons dans la culture occidentale comme le berceau des dominations, l’endroit où vont se construire intimement, dans notre chair, les rapports de domination. Certes, chez l’adolescent·e, les changements hormonaux génèrent une sensibilité exacerbée, mais expliquer la crise d’adolescence comme relevant seulement de l’intime et du biologique fait partie des différentes modalités d’enfumage politique pour éviter le sujet central, qui est ce scénario, violent et désorientant, imposé aux enfants tout au long de leur éducation pour qu’ils rentrent dans le rang.

 

Quel a été le rôle de votre pratique de la marionnette dans le processus de création ?

D’un point de vue technique, le langage formel à l’œuvre dans L’étang en est un de dissociation entre voix, visage et corps, c’est-à-dire que l’expression de la voix, celle du visage et celle du corps peuvent respectivement traduire une intention de jeu différente. L’interprète peut aussi endosser plusieurs voix, elles aussi dissociées du visage et du corps. Adèle Haenel s’est beaucoup entraînée à ce langage presque orchestral et le maîtrise aujourd’hui avec virtuosité : on a la sensation qu’elle est traversée par différents personnages, qu’elle est « parlée par ».

Ce type de gestuelle vient de ma passion pour la marionnette, mais aussi pour la musique électronique et techno. Il y a une vraie culture de la marionnette qui traverse toute l’histoire de la musique électronique au sens large, de Kraftwerk au hip-hop, jusqu’à Björk. La manière dont on aime danser sur ces musiques est influencée à la fois par les effets de son, eux-mêmes influencés par des effets de montage. Le vocabulaire gestuel qui s’en dégage est plus ou moins proche du mouvement humain. Il est composé de représentations de corps, parfois constituées seulement de montages vidéo ou de mouvements retouchés, qui évoquent la marionnette, l’androïde, le robot. J’explore ce vocabulaire depuis mes premières créations, dans Splendid’s ou encore Showroomdummies, mais ça a été très peu mentionné parce que je pense que c’est très processuel dans mon travail.

 

Quelle expérience proposez-vous au public dans L’étang ?

J’essaie de construire des spectacles intenses d’un point de vue émotionnel et physique qui invitent le public à expérimenter ses sensations et les interroger dans un contexte spécifique. J’ai envie de dire que mon projet artistique participe de notre développement sensible et de nos capacités d’empathie plutôt que de leur réduction. Ce qui a notamment participé de mon désir de monter cette pièce, c’est la place laissée aux silences et au sous-texte. Le langage, sous toutes ses formes, est une construction qui nous permet de voir et d’entendre, mais qui nous empêche de voir et d’entendre également, et qui invisibilise à travers son utilisation de codes et de conventions.

Ma pratique artistique — en tant que metteure en scène et chorégraphe, mais également dans mon côtoiement d’œuvres littéraires, cinématographiques, musicales, etc. – me permet d’effectuer des déplacements de langage, elle me rééduque à écouter les silences et les corps qui parlent aussi fort et parfois de manière aussi intelligible que le texte. Pourquoi y a-t-il des rapports d’autorité et de hiérarchie dans le registre de la perception ? Parce que ce sont des outils d’encodage politique puissants. Le champ de l’art a une valeur immense, car il peut faire des propositions de réencodage des systèmes de signes et des espaces de désirabilité, mais inversement, il peut aussi jouer un rôle de collaborateur de la violence politique, à travers la normalisation et la naturalisation des perceptions.

L’un des enjeux très forts de la pièce selon moi est de remettre en question notre éducation sensible. Les rapports de domination sont rendus possibles du fait d’un processus de désensibilisation : plus les sujets sont désensibilisés, plus ils peuvent être violents. Un manque d’empathie extrême, fruit de l’éducation à la cruauté, permet de chosifier les êtres vivants.

 

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