Depuis deux ans, vous passez beaucoup de temps dans votre ville natale, Abidjan. Qu’est-ce qui a déclenché cette envie de vous y projeter professionnellement ?

C’est un mélange de nostalgie, de projets de formation et de créations. J’ai grandi ici. J’ai décidé d’y revenir pour aller dans les espaces retirés, dans les ruines, et voir ce qu’il était possible de mettre en place. La plupart des artistes ont besoin de repères et de modèles, et je me sentais prête à venir porter des projets ici. En Côte d’Ivoire, la situation pour les femmes est difficile. J’entends beaucoup trop d’histoires d’humiliation, de viols, de traumatismes. Pour la plupart, la réussite c’est d’avoir un salon de coiffure. C’est bien sûr ce qu’on leur fait croire. Il faut briser tout ça et leur montrer que le champ de la réussite est bien plus vaste. Il y a une création féminine africaine. Mais celles qui peuvent appeler un chat un chat et ne pas avoir peur de transgresser et d’être jugées sont rares. Il faut les aider à déployer leurs ailes et leurs talents. C’est pour cela que j’ai créé la formation artistique Entr’Ailes. Je veux que ces traumatismes soient transformés en créativité. Je souhaite que leur talent ne parte pas en fumée comme du pétrole.

 

Quel a été le moteur de ce projet ? Comment se sont passés la rencontre et le processus de création ?

Il y a huit ans, au cours d’une virée nocturne à Abidjan, une soirée dans un bar a basculé en spectacle de drag queen. Quand j’ai vu danser ces femmes trans, leur puissance, leur vision, leur sensualité, leur écoute, c’était évident que j’étais face à des artistes. Mais de jour, leur réalité est tout autre, elles sont le plus souvent coiffeuses, esthéticiennes ou travailleuses du sexe. Le jour, elles font partie de la société, mais la nuit venant, il y a toujours un moment où un mur se dresse, où elles vivent le rejet et la violence alors même qu’elles contribuent au développement du pays et à l’économie locale.

Le salon de coiffure s’est imposé comme un point de départ, le lieu de leur quotidien. Là où tu choisis ton modèle de tresses et à quoi tu veux ressembler. Tu discutes, tu noues et tu dénoues aussi ! C’est comme cela que nous avons travaillé, à partir de discussions et d’improvisations. Au début, elles ne m’ont pas prise au sérieux. C’était compliqué de les rassembler, de gagner leur confiance, car faire ce projet-là, c’est accepter de faire son coming out, il faut du cran !

 

Comment ce projet vous a-t-il transformée ?

Dans deux ou trois ans, je pourrai le nommer. Mais aujourd’hui, après ces mois de tournée, la voiture est garée, mais le moteur est encore chaud ! Quand la périphérie, les marges t’attirent, forcément cela ne peut que t’épuiser. Ça n’a pas été facile. Je n’ai pas travaillé avec des danseuses professionnelles habituées à la scène, mais avec des personnes qui ont leurs histoires, leurs bagages, leurs traumatismes, qui sont sur le chemin de devenir ce qu’elles souhaitent être, mais ne le sont pas encore, et c’est ce qui m’intéresse. Bien sûr, c’est un risque partagé, pour elles comme pour moi. Aujourd’hui, je les vois dans la lumière et je les vois prendre du plaisir sur scène. Je me sens utile. C’est une grande joie !

 

Que représente la scène de théâtre pour vous ?

La scène, j’appelle ça le tatami ! Sur le tatami de lutte, on est vulnérable, on sait qu’il y a une urgence et plusieurs rounds. Ce qui fait que l’on va sur scène, c’est lié à ce qui nous entoure. Pour moi, la vie est une scène. Dans ce sens, je fais de la chorégraphie tous les jours parce que je prends la peine d’observer ce qui se passe autour de moi. La scène, c’est un refuge, c’est ma zone, et quand j’y suis, j’essaie de me créer un monde. Soit on adhère, soit pas !

On vit dans une société très hypocrite, le monde des arts y compris. Donc j’essaie de suivre ma feuille de route vitale. Sans filtre. C’est pour cela que je parle de tatami. Je ne donne pas de coups, mais quand on m’en donne, j’encaisse. Je ne vais pas sur le plateau pour attiser, mais quand on est habité·e par l’urgence de dire, d’être, on peut heurter l’autre. Chorégraphe et artiste, j’ai le privilège et la légitimité de pouvoir créer de tels espaces. Pour Prophétique, ça signifie créer un espace d’espoir, de revendication et de résilience, un espace joyeux aussi, d’une grande vitalité, car ces grandes dames-là sont des survivantes.

 
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