Le jeu vidéo que vous avez créé pour asses.masses met en scène des ânes. Pourquoi ?
Patrick Blenkarn : Le spectacle repose sur un parallèle entre les aventures d’un troupeau d’ânes virtuels et celles d’un groupe d’humains dans une salle de spectacle. Il y a un mythe tenace, à connotation assez péjorative, selon lequel les ânes seraient des bêtes stupides, têtues et douées seulement pour le travail manuel. Pourtant, les ânes sont très sensibles et intelligents. Historiquement, la comparaison a souvent été faite entre les travailleurs manuels et les ânes. Aujourd’hui, on pourrait de nouveau les rapprocher de plusieurs manières, notamment parce qu’ils sont tous deux absents des représentations de la vie moderne. Ils semblent appartenir au passé et avoir été remplacés par la technologie.
Milton Lim : L’expérience que vivent les ânes à l’écran, alors qu’ils se demandent comment fonctionner comme groupe, est en quelque sorte reproduite dans le public, qui doit faire face aux mêmes questions. Qui va contrôler le jeu ? Qui est capable de passer ce niveau ? Qui sera le chef ? Comment faire pour s’entendre lorsque les avis divergent au sein d’un groupe ? À l’aide des ânes, nous avons voulu créer un espace où l’on est confronté aux valeurs de chacun·e, un espace riche où se poser ces questions sur la communauté, à la fois dans le cadre du jeu et de la représentation théâtrale.
Il est dit qu’asses.masses exige du public qu’il mesure la différence entre le travail qui nous définit et le divertissement qui nous libère. Qu’entendez-vous par là exactement ?
PB : Au moment de créer le jeu, nous avons beaucoup réfléchi au fait que la plupart d’entre nous travaillent toute la journée, plusieurs assis devant un ordinateur, puis rentrent à la maison le soir pour relaxer, peut-être jouer à un jeu vidéo qui nous fait encore travailler : accomplir une quête, bûcher du bois, labourer des champs virtuels, etc. Quelle est la différence entre ces formes de travail ? Est-ce la façon que nous avons de les désigner ? Leur objectif ? Nous n’avons pas la réponse, mais il apparaît évident que la frontière entre travail et amusement devient de plus en plus floue.
ML : À la fin du XXe siècle, plusieurs ont grandi avec l’idée qu’on pouvait faire de notre passion notre travail. Aujourd’hui, dans le cadre de notre travail, de plus en plus de choses sont rendues ludiques. Dans ce contexte, comment le travail nous contraint-il et comment le divertissement nous libère-t-il ? Certaines formes de jeu ne sont-elles pas contraignantes alors que parfois, le travail peut nous permettre d’accéder à une certaine liberté ?
La durée d’asses.masses peut varier, mais s’étend habituellement sur plus de 7 heures. En quoi est-ce important ?
ML : Au début, on ne savait pas que ça allait durer aussi longtemps qu’une journée de travail complète. Ça peut paraître long, mais beaucoup d’entre nous regardent en rafale les épisodes d’une série en l’espace d’une soirée, sur une durée encore plus longue. Une chose est sûre, la durée provoque quelque chose de particulier dans le théâtre : après un moment, le public cesse d’aborder le spectacle comme une représentation théâtrale et davantage comme un moment partagé sur le canapé dans le sous-sol. Rien ne peut remplacer le temps pour la création de liens : la socialisation se transforme et une communauté se forme.
PB : Alors que dans le monde d’aujourd’hui, une grande partie de notre temps est happé par les interruptions technologiques, nous avons voulu utiliser la technologie pour créer du temps et des liens. Certaines personnes croient que la technologie est employée à mauvais escient. Nous voulons suggérer que le théâtre est parfois lui aussi mal utilisé. On nous dit que le théâtre est un lieu de rassemblement pour se poser ensemble des questions fondamentales et transformatrices, mais en réalité, le plus souvent, nous nous asseyons en silence puis repartons sans avoir aucunement rencontré les gens assis à nos côtés. À vrai dire, il existe d’autres contextes où le rassemblement a lieu, et peut-être qu’en les accueillant, le théâtre peut retrouver son essence.