En quoi Elenit s’inscrit-elle en continuité avec vos pièces précédentes : Relic (2015) et Titans, qu’on a vue au FTA en 2018 ?

J’ai l’impression que ces trois pièces peuvent certainement former à bien des égards une trilogie. Elenit peut être considérée dans la même lignée que les deux précédentes puisqu’elle utilise le même vocabulaire. Je suis partie de la vie domestique (Relic), pour aller vers un monde céleste (Titans) et avec Elenit, j’arrive dans un présent perpétuel, quand l’urgence du présent traite autant du passé que de l’avenir.

Ce n’est pas le présent de 2022, mais celui qui appartient à un univers plus large, non défini, qui s’apparente peut-être à un présent éternel. Après un solo (Relic) et un duo (Titans), Elenit met en scène un groupe plus vaste de 10 personnages. J’incarne à nouveau une créature étrange, cette fois entourée de personnages qui propulsent et dictent un univers particulier : le décor, le costume, les lumières, le son. Nous utilisons plusieurs objets recyclés pour créer ce monde imaginaire qui peut être considéré comme terrestre ou pas.

 

Le titre fait référence à un matériau utilisé pendant longtemps dans la construction, qui représente un danger pour la santé. Comment en êtes-vous venu à vous y intéresser ?

Mon père est architecte et, pendant longtemps, j’ai souhaité moi-même en devenir un, jusqu’à ce que je découvre le théâtre. La construction, le design, imaginer l’espace et sa relation aux matériaux m’ont toujours fasciné. J’avais l’habitude d’accompagner mon père sur les chantiers de construction et je lui posais des questions sur les matériaux.

Je me souviens qu’enfant, j’étais attiré par ces feuilles de tôles métalliques ondulées souvent utilisées pour construire des toits, mais aussi pour toutes sortes de choses. Dans l’île d’où je viens, en Grèce, qui n’est ni très riche ni touristique, tout était construit avec cette tôle peu chère et durable. Enfant, cela m’intriguait d’en voir partout, arrachée des immeubles, dans les champs, les espaces abandonnés : ce n’était pas une matière naturelle comme du bois ou de la pierre, mais c’était là depuis toujours, comme faisant partie du paysage. Mon père m’avait dit que ça s’appelait de l’« elenit », un mélange de ciment et d’amiante, fabriqué dans les années 1970, qui a vite été déclaré nocif pour la santé. Dans certains pays, on l’appelait même « eternit », une allusion au fait que ce matériau subsisterait pour toujours. En Grèce, on l’avait renommé elenit, qui sonnait plus hellénique. Il a ensuite été interdit et les gens qui vivaient sous ce type de toit sont morts du cancer… Il est devenu difficile de s’en débarrasser.

Je trouve très pertinent de donner un titre à mon spectacle basé sur un malentendu, qui est aussi lié à mon héritage grec et à ma relation avec mon père ! Cela devient un point d’ancrage avec mon héritage et ma mythologie personnelle, et une allusion aux courts-circuits dans la transmission et des mythes qu’on prend pour la vérité.

 

Comment s’articule la relation complexe entre le progrès, les défis environnementaux et la persévérance de l’humanité dans cette création ?

L’éolienne et la tôle métallique sur scène vont sûrement amener le public à faire un lien avec l’écologie. J’ai utilisé une éolienne parce que j’avais besoin d’une force monumentale pour propulser cette machine théâtrale complètement excessive. Je savais que cette pièce voulait jouer avec le concept des grands spectacles, j’étais conscient qu’elle serait à plus grande échelle. Il y avait déjà 10 personnages dans la pièce et elle était destinée à de plus grands théâtres et auditoires.

De toute évidence, les sources d’inspiration allaient provenir de plus grandes formes de spectacle comme l’opéra, Broadway, l’ancienne tragédie grecque, le cirque, les boîtes de nuit et les grands musées. Une scénographie imposante allait alors passer de mon imagination à la scène. Néanmoins, l’éolienne ne provient pas d’un choix extrêmement réfléchi, la plupart de mes décisions sont en fait portées par des courants inconscients. De cette façon, j’espère que chaque objet choisi, chaque scène et chaque décision artistique peuvent trouver des significations multiples et rester ouverts à l’interprétation.

En tant que créature politique très consciente des lacunes de notre espèce, je m’intéresse comme toujours à la manière dont le cerveau humain fonctionne en face des obstacles. Je trouve étonnant qu’au XXIe siècle, nous soyons si conscients des inégalités dans le monde et si peu capables de les combattre une fois pour toutes.

L’humanité a acquis de grandes connaissances philosophiques, religieuses et scientifiques. Nous visons un moi idéal, mais n’avons que peu de pouvoir pour atteindre nos objectifs. Nous sommes confrontés à nos limites. C’est cette nature humaine qui me fascine, son étrangeté, ses immenses pouvoirs et sa fragilité ; on voudrait agir de la meilleure façon possible et pourtant, nous sommes condamnés à nous heurter à nos innombrables limites. C’est notre sort et c’est très ironique… c’est pour cette raison que ça me touche autant.

 

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