Altamira 2042 fait partie du Riverbank Project visant à partager le témoignage des désastres que subissent les rivières brésiliennes. Quelle est la genèse de ce projet ?

Riverbank Project a été conçu comme une réponse artistique à ce que nous appelons l’anthropocène. Le premier projet portait sur le fleuve Araguaya et les femmes qui se sont battues et sont mortes sur ses rives. Il visait à créer des gestes artistiques depuis l’écoute des témoignages de ceux et celles qui vivent sur les berges du fleuve, qui ont été exclus du processus économique, social et culturel visant l’exploitation du cours d’eau. L’approche théâtrale était plus traditionnelle, avec un sujet central, une écoute historique. Le projet a ensuite changé au fil des recherches, du travail et à travers les relations créées avec les gens et le territoire d’Altamira. C’est devenu un projet sur le langage. J’aime penser que le fleuve, la forêt, les entités ou les gens qui vivent là ont un langage que nous devons apprendre ou créer ensemble.

Durant la création d’Altamira 2042, j’ai été mise en contact avec des penseurs de la forêt, parmi lesquels Davi Kopenawa Yanomami, un chaman, auteur d’un livre très important : The Falling Sky. Mon partenaire Eryk Rocha et moi réalisions un film documentaire sur ce livre, qui a été fondamental dans le processus d’Altamira, de même que ma rencontre avec Raimunda Gomes da Silva, la femme de la rivière qu’on entend dans la performance. C’est dans la relation avec ces gens que j’ai compris qu’il était possible d’écouter les témoignages du fleuve.

 

Vous donnez une voix à ces choses qu’on n’entend pas ?

J’aime penser que je donne surtout des oreilles à ceux et à celles qui ont perdu cet ancien savoir de l’écoute de toutes les entités différentes qui partagent le monde avec nous. La culture occidentale dans laquelle nous sommes né·e·s, nous, femmes blanches et hommes blancs, nous rend capables d’écouter seulement nos semblables. On doit retrouver l’habileté à écouter les êtres différents de nous. Certain·e·s autochtones, nos contemporain·e·s, pensent et créent sans avoir perdu cette habileté. Avec Altamira 2042, j’ai voulu donner des oreilles pour qu’on écoute ces gens, ces êtres, qui ont des voix, qui crient depuis tant d’années que notre façon de vivre et notre système nous mènent tout droit vers une situation catastrophique.

 

La performance croise la technologie avancée à une dimension spirituelle de l’ordre du chamanisme. Est-ce un mélange naturel pour vous ?

Ce qui peut sembler si différent ou contradictoire ne l’est pas pour moi, parce que je sais que la spiritualité et sa pratique qui mènent à l’écoute des êtres vivants sont une technologie beaucoup plus sophistiquée que nos échanges par ordinateur — technologie beaucoup plus précaire que ce qu’un chaman est capable de faire. Les penseur·euse·s en biologie, en spiritualité, en philosophie et en art observent aujourd’hui les non-humains, les champignons, notamment, et affirment qu’ils maîtrisent une technologie avancée.

Une part précise de l’humanité a eu la prétention de se considérer comme seule propriétaire du savoir, mais nous vivons un moment dramatique et excitant de notre histoire où cette façon de penser appartient au monde ancien et n’a plus sa place. On assiste à un retour vers l’écoute de ces langages que nous transmet le chaman : les danses, les rêves, les chants, qui sont d’une grande intelligence. Je ne dis pas que les peuples autochtones n’ont pas de problèmes ou de contradictions, mais ils ont vécu avec tous les autres êtres. Ils ont d’autres propositions à offrir au monde face aux problèmes géopolitiques que nous traversons et nous devons les écouter.

 

Souhaitez-vous inviter à mener une guerre anticapitaliste inspirée par la pensée autochtone, qui promeut la vie plutôt que la destruction ?

C’est une guerre entre les « alienindigenous » et les progressistes. Les progressistes vivent encore avec l’idée du progrès et de l’humanité surplombant la création. Iels ont une compréhension occidentale de la science et perçoivent l’économie comme la chose la plus importante sur terre. Ces gens veulent nous faire croire que le gâteau va grossir et sera partagé à parts égales par tous et toutes, mais cela ne se produira jamais. Iels pensent qu’un fleuve peut être harnaché pour produire de l’énergie et croient que les autochtones doivent se civiliser, que tout ce qui existe est là pour rendre la vie humaine meilleure. La notion d’« alienindigenous » doit être conceptualisée.

Pendant la performance, j’ai besoin que les gens m’aident à définir ce concept, qui allie deux mots contraires : les autochtones sont ceux qui appartiennent à la terre, et les « aliens » (étrangers), ceux qui viennent d’ailleurs. Cela implique l’idée que nous pouvons tous devenir autochtones, même si nous venons d’ailleurs, si nous changeons notre relation à la terre, si nous arrêtons d’agir comme des étrangers avec notre propre planète.

L’élaboration de cette nouvelle identité se fait avec le public. C’est important pour moi que la performance crée un rituel partagé par une communauté, qu’on agisse ensemble, parce que personne ne pourra faire tomber le système ni détruire un barrage tout seul. On a besoin de s’engager. Je ne veux pas que les gens viennent simplement s’asseoir et regarder dans une posture passive. Je veux qu’ils travaillent ensemble, parce que c’est ce que nous avons à faire.

 

Comment avez-vous choisi les objets qu’on retrouve sur scène (haut-parleurs lumineux, câbles, clés USB) ?

On s’est donné comme consigne de n’apporter dans le studio de répétition que ce que nous avions durant le travail de terrain. Les objets utilisés étaient partout à Altamira, qui est une ville près de l’Amazone, très différente de ce qu’on imagine. On peut voir la forêt à côté, mais la ville est sans arbres, très sèche, chaude et bruyante. Il y a beaucoup d’autos et de motos. Tout a changé très vite quand le projet de barrage est arrivé. Altamira est rapidement devenu la ville la plus violente du Brésil. Les femmes sont violentées, il y a un très haut taux d’homicides et de suicides commis par les jeunes. Les exploitant·e·s sont venu·e·s, ont investi, puis tout le monde est reparti, laissant la ville à elle-même.

Les haut-parleurs lumineux qui ressemblent à des animaux et les clés USB sont aussi partout dans la ville, et aussi sur le territoire. Les autochtones ont appris qu’ils pouvaient enregistrer les chants du chaman sur les clés USB et cette pratique s’est propagée. Au début du spectacle, je ne fais qu’amener les voix du fleuve et de la route grâce à des clés USB, cette technologie si simple.

Nous avons travaillé seulement avec le matériel que nous avions : sons, images, compagnons non humains. Si je propose une réponse artistique à l’anthropocène, je ne peux pas mettre des humains au centre de la performance. La lumière ne peut pas être projetée sur moi. La pièce est plutôt plongée dans le noir. Parfois on ne me voit pas, ou on ne voit pas vraiment mon visage, masqué d’un haut-parleur, puis d’un projecteur. La lumière vient d’ailleurs et elle est aussi vivante que moi. Je cherche à décentrer l’attention.

 

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