Quelle place occupe La conquête du béluga, et plus largement, l’animal lui-même dans votre pratique artistique ?

Maryse Goudreau : Le béluga est un animal sentinelle qui nous permet de constater l’accélération des changements climatiques et les impacts sur les écosystèmes et la biodiversité. Il est d’une richesse inouïe aux niveaux anthropologique et biologique en ce moment charnière de l’humanité où nous avons des choix cruciaux à faire. Il me captive depuis toujours, mais je lui consacre mon travail depuis une décennie.

En 2016, j’ai pris une photo importante au cours de la visite d’un aquarium au Connecticut : un gros plan d’un œil de béluga qui s’intitule La permission. Je souhaitais donner la parole au monde animal et végétal, envisager d’autres façons d’écouter et de ressentir. J’ai demandé au béluga la permission — d’où le titre — de faire un projet sur eux. Évidemment, je n’ai pas eu de réponse claire, mais le béluga est resté deux heures à mes côtés, en me regardant très intensément. Cela m’a émue et habitée longtemps. Quand j’ai agrandi la photo de son œil, j’ai constaté que ça représentait un peu ma philosophie artistique : la nature nous observe, elle nous voit aller dans nos gestes. Avec La conquête du béluga, c’est comme si je lui avais donné la parole pour raconter notre histoire commune. Et c’est par la chronologie et les archives que ça s’est déployé, et ce, naturellement.

 

Pascale, qu’est-ce qui vous a interpellée dans cette œuvre de Maryse Goudreau ? En quoi s’inscrit-elle dans le mandat et la vision artistique du Théâtre À tour de rôle ?

Pascale Joubert : J’ai été fascinée par sa démarche de recherches quasi monastiques qui m’ont tant appris sur notre lien historique et politique avec les bélugas. Cette relation m’a semblée tantôt absurde, dure à accepter, tantôt magique et poétique. Au début, il est question de pêche massive à l’explosif et à la fin, du bien-être psychologique du béluga. Selon moi, une des clés de compréhension du travail de Maryse est dans cette perspective évolutive. C’est une œuvre puissante et complexe, à recevoir dans son entièreté.

La saison estivale 2021 du Théâtre À Tour de rôle a été pensée comme un festival multidisciplinaire alors qu’habituellement, nous présentions une seule grande production théâtrale par été. Nous souhaitions faire des ponts avec d’autres disciplines dont les arts visuels, auxquels Maryse appartient. Nous voulions mettre en valeur sa parole écologique, politique et poétique. Nous souhaitions la rendre accessible à un plus large public en faisant une mise en lecture ouverte, gratuite, sur le quai, en lien direct avec les éléments.

M.G. : Présenter le spectacle sur le quai, au lever et au coucher du soleil, s’inscrit parfaitement dans ma démarche. C’est un lieu de rassemblement et de cohésion sociale sur lequel j’ai longuement travaillé, qui a, en quelque sorte, remplacé le parvis de l’église. Tout le monde est d’égal à égal sur le quai. C’est pour moi une salle communautaire à ciel ouvert.

 

En quoi et à quel point le fait de déplacer ce spectacle de Carleton-sur-Mer à Montréal transforme-t-il l’œuvre ?

J.: Nous avons créé un projet profondément gaspésien. L’équipe artistique et l’équipe technique étaient entièrement locales. C’était un désir clair pour des raisons artistiques, mais aussi pour le développement de notre communauté. Toutefois, ce spectacle résonne ailleurs que dans la Baie-des-Chaleurs. Il peut se prêter à tous les quais du Québec et de la francophonie canadienne et fait écho à tout ce qui est en lien avec les grands espaces marins ou fluviaux du pays. À Montréal, où notre relation avec le fleuve Saint-Laurent repose quasi uniquement sur le commerce, l’incursion d’une baleine à bosse en 2020 a ému les Montréalais, avant qu’elle ne se fasse frapper par un bateau et soit oubliée. La résonance sera donc, nous l’espérons, d’autant plus forte.

M.G. : Quand la baleine a été aperçue à Montréal, plusieurs personnes m’ont demandé : « Qu’est-ce que ça veut dire ? Quel message nous transmet-elle ? »  Et je pense que le spectacle vient répondre, en quelque sorte, à cette question un peu ésotérique.

Nous sommes dans une époque de présentisme, tout va tellement vite et nous manquons de perspective historique. Nous avons donc l’impression de nous buter constamment à des murs. Je crois que c’est ce que cette œuvre nous offre : une heure pour respirer, se sortir un peu de l’écoanxiété qui nous assaille en regardant devant, mais aussi 150 ans derrière. Constater le changement qui a eu lieu et qui aura lieu. Voir loin, à l’horizon.

 

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