Face to Face explore les différentes formes de communication et leur influence sur l’expression de nos émotions. D’où est venue l’inspiration pour ce projet ?

Je suis parti de l’observation des nouveaux modes de communications depuis qu’elles sont passées en mode numérique. Je me suis intéressé aux émojis, ces émotions numériques venues originellement du Japon, pays réputé pour sa politesse. Dans la culture japonaise, quand on utilise des mots vulgaires, ils sont automatiquement accompagnés d’un émoji de cœur.

Je trouve cette opposition intéressante. Elle renvoie à la complexité de nos interactions sociales, à la façon dont on communique qui vient avec des oppositions, des ambiguïtés. C’est pourquoi j’ai intégré plusieurs moments dans la pièce où on met les mains sur les yeux, ce qui peut être perçu comme un signe de pleurs ou de rire.

On était habitué, depuis l’âge de pierre, quand on était chasseur, à observer le mouvement, les autres, à sentir la distance. On connaissait la magie sensible des interactions, mais la numérisation a déconstruit cette sensibilisation. L’émoji ne montre que le visage ou les mains, mais l’émotion se répercute dans tout le corps humain. Nous ne savons plus traduire les interactions, ou alors elles sont mal interprétées.

La pièce se concentre sur l’émotion dans le corps. Xu Bing, un des artistes chinois que j’admire le plus, a écrit un livre sur les symboles, icônes et logos du XXIe siècle intitulé The Book from the Ground, qui m’a inspiré.

Nous sommes à l’ère de la symbolisation où nous partageons quantité de textos et d’émojis. Je me suis demandé comment ces échanges virtuels influent sur nos interactions réelles, face à face, et comment nos interactions réelles influent sur nos émotions numériques.

 

Le corps joue ici un rôle fondamental dans la livraison des émotions ?

En tant que danseur, je recrée le corps chaque jour. Même si on expérimente des choses similaires, nos corps sentent les choses différemment. Nos corps sont des clés : si on est malade, ils envoient des signaux avant même qu’on puisse se dire qu’on est malade. Je m’intéresse à la manière dont on lit les signes de nos corps, le nôtre, mais aussi celui des autres.

Je travaille avec les émotions et comment elles s’inscrivent dans le corps : comment les sens demandent au corps d’incarner ce qui se passe au plus profond de soi.

Je m’intéresse aussi aux oppositions qui peuvent survenir dans une même entité, un même mouvement pur, sans émotion, ou quand je pleure, je ris. Il y a aussi dans la pièce des moments de décrochage où il n’y a plus d’émotion, juste des regards qui observent l’auditoire. Cette section me permet de mettre mes émotions de côté pour être attentif à celles qui se passent dans la salle.

 

Une grande complicité se révèle entre vous et votre partenaire Lukas Malkowski. Comment est née cette collaboration ?

Nous avons collaboré à plusieurs projets et découvert que, même si Lukas a 10 ans de moins que moi, beaucoup de choses nous lient. Lukas est ce qu’on appelle un CODA (child of a deaf adult), son père est sourd et la première langue qu’il a apprise était la langue des signes américaine. Comme moi, il n’est pas limité par la seule langue anglaise, il perçoit le langage depuis tout le corps.

Pour ma part, je suis né en Chine dans les années 1980, pendant la politique de l’enfant unique. Mes parents travaillaient sept jours par semaine et j’ai donc été principalement élevé par mes grands-parents qui me traitaient comme un petit roi. En arrivant à l’école, ça a été un choc, parce que la société chinoise ne considère pas les individus, mais seulement le groupe, la collectivité. Nous sommes la seule génération venue d’une politique de l’enfant unique et ce contraste entre toute l’attention centrée sur nous à la maison et le manque d’attention à l’école nous a perturbés. En outre, j’étais un enfant solitaire. Je n’ai pas parlé avant l’âge de 5 ans. Quand je suis arrivé au Canada, j’aimais la solitude, j’aimais observer la conversation avec moi-même.

De la même manière, Lukas, même s’il vient d’une grande famille, était un enfant calme, timide et parlait très peu lorsqu’il a commencé l’école. Il saisit bien les émotions exprimées par le corps et comment les transmettre. Son langage rejoint celui des émojis, qui sont des symboles sans mouvements. Lukas parle avec des symboles qui bougent : il montre comment transmettre depuis les profondeurs de nos corps aux autres.

 

Vous êtes aussi un artiste visuel. Comment vos dessins sont-ils liés à votre pratique de la danse ?

J’ai fréquenté une école de dessin quand j’avais 9 ans, en plus d’avoir bénéficié de l’enseignement de mon grand-père. Quand je suis arrivé au Canada, j’ai arrêté le dessin, mais récemment, à cause de la COVID-19, je ne pouvais ni aller en studio ni au théâtre, donc pour exprimer et libérer les émotions prisonnières de mon corps, je suis revenu au dessin. Pour moi, c’est comme danser sur du papier. J’ai créé mes propres symboles avec ces danses sur papier qui s’inspirent aussi des mouvements des nuages.

 

Face to Face est un hommage à l’interaction entre deux personnes ?

Oui, spécialement avec la COVID-19. J’espère que malgré les distances, nous restons en interaction sociale, que nous préservons l’essence de nos communications, pour ouvrir nos perceptions, même si nous ne parlons pas le même langage, ou même si nous ne ressentons pas les mêmes choses. Nous avons le droit de ne pas nous comprendre.

Nos communications sont complexes et dans cette pièce, j’explore jusqu’où peut aller notre corps, ou nos émotions avec le corps. Parfois, on peut voir de très près, parfois de très loin, parfois on se cache, parfois on répète les mêmes choses, mais peu importe la distance que peut créer la technologie, on ne veut pas perdre l’interaction réelle.

 

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